Un rapport sur les besoins en compétences fondamentales et ce que le milieu des sciences humaines doit savoir a été rédigé à l’intention de plusieurs intervenants du secteur postsecondaire canadien : les titulaires de chaires, les membres de comités et les doyens des facultés des arts et des sciences humaines qui prennent les décisions sur les programmes d’études; les dirigeants qui ont pour rôle d’appuyer les études et la recherche en sciences humaines; ainsi que les intervenants de l’écosystème canadien de la recherche et de l’innovation en sciences humaines dont la mission est de cultiver les connaissances et le talent dans un monde de plus en plus complexe, interdisciplinaire et axé sur la collaboration.
Le rapport a été publié en février par le réseau d’expert The/La Collaborative de l’Université McMaster, une initiative visant à renforcer les partenariats et le développement du talent en sciences humaines. Il décrit les demandes des employeurs, en particulier les besoins perçus en matière de compétences dites « générales », « sociales », « humaines », « transférables » ou « mondiales », qui sont de plus en plus associées à la formation en sciences humaines. C’est une occasion qui s’offre à nous tous dans le domaine, moi y compris, puisque je me spécialise dans l’histoire de l’étude de la pensée, du langage et de la logique au sein d’un département de philosophie. Il faudrait au moins établir les principes en vertu desquels répondre, ou non, aux attentes de l’industrie, du gouvernement et du secteur privé envers les établissements. Pour faire partie de ce dialogue, il faut comprendre ces attentes et, si elles correspondent à la mission universitaire, déterminer comment on peut y répondre.
Nous avons créé un cadre d’analyse qui pourrait être élargi et utilisé comme outil métacognitif pour mieux exprimer la valeur des compétences en sciences humaines, ce qui revêt une utilité particulière compte tenu de la hausse des perturbations du marché du travail. Ce cadre permettrait aux diplômés en sciences humaines d’acquérir la littératie nécessaire pour comprendre comment exprimer et appliquer dans divers contextes les compétences acquises au cours de leur formation.
Ensuite, nous avons évalué l’écart entre les besoins perçus des employeurs en matière de compétences et la capacité perçue des intervenants du milieu des sciences humaines à y répondre. Comme on l’avait supposé, les intervenants estiment que les compétences essentielles à l’innovation et à la capacité d’adaptation selon les employeurs, comme la pensée critique, la créativité, l’esprit d’analyse et la résolution de problème, font partie de leur sphère d’activités. Toutefois, les compétences émanant de l’intelligence sociale, émotionnelle et éthique – comme le jugement, l’intégrité, le travail d’équipe, l’autogestion et la sensibilité aux autres cultures – sont presque complètement et systématiquement oubliées, comme si le terreau des sciences humaines n’était pas assez fertile pour les cultiver, ce qui nous a laissés perplexes.
Selon moi, cette omission n’est pas due à une incapacité du domaine à répondre à ces besoins, mais à une certaine méconnaissance. Sur les sites Web des programmes d’études en sciences humaines, les affirmations concernant le développement de compétences fondamentales ne reposent pas sur des données scientifiques, mais proviennent plutôt d’une lecture plus ou moins exacte et objective des attentes des gestionnaires ou des tendances du marché universitaire. En outre, il arrive que les enseignants eux-mêmes n’aient pas la littératie ou la volonté nécessaire pour mettre ces affirmations en application.
Cependant, cette méconnaissance n’explique pas tout. En sciences humaines, les chercheurs ne veulent pas donner l’impression de travailler à la solde des entreprises. Le scepticisme est de mise. La formation encourage l’esprit critique et il est justifié de résister à l’instrumentalisation des programmes d’études. Ce que nous valorisons repose sur le capital humain et le bien collectif. Les travaux dans ce domaine visent à améliorer les institutions sociales et à promouvoir l’épanouissement humain. Certains voient peut-être même une incompatibilité entre les besoins de l’industrie et le milieu de l’enseignement et de la recherche au service de la création d’institutions économiques, juridiques, politiques et sociales engagées, justes et inclusives. Voilà l’erreur.
Des institutions sociales solides, résilientes et justes, tout comme les travaux de recherche en sciences humaines d’exception, s’appuient sur des personnes possédant les compétences pertinentes. Peu importe le poste, tous ont besoin de compétences fondamentales. À l’extérieur du milieu universitaire, les diplômés en sciences humaines travaillent en très grande majorité dans le secteur public et les organismes à but non lucratif. Ils doivent posséder les compétences fondamentales pour s’assurer que les organismes et les institutions pour lesquels ils travaillent remplissent leurs rôles et prospèrent. Comme c’est le cas dans le secteur privé, les employés des universités, des gouvernements et des organismes à but non lucratif ont besoin de compétences pour innover, s’adapter et collaborer de manière intelligente sur les plans social, émotionnel et éthique.
Les « compétences en collaboration » – le travail d’équipe, la communication efficace, l’autogestion et la sensibilité aux autres cultures – sont particulièrement importantes. Les employeurs ont besoin d’employés qui possèdent ces compétences, à l’instar de l’écosystème de la recherche en sciences humaines. D’ailleurs, les compétences en collaboration font partie des aspects du talent que le Conseil de recherches en sciences humaines juge essentiels à l’excellence en recherche; les projets qui reposent sur les partenariats, l’interdisciplinarité et la collaboration sont de plus en plus encouragés et récompensés. Les compétences en collaboration sont néanmoins parmi les plus difficiles à enseigner, et elles le sont d’autant plus aux cycles supérieurs lorsque la formation en recherche est uniquement fondée sur la supervision individuelle.
L’écart entre la perception qu’ont les intervenants du milieu des besoins des employeurs et les besoins formulés par les employeurs soulève de nombreuses questions, pour la plupart sur les occasions ratées de mener la discussion sur le talent et de réaffirmer la mission universitaire sans détourner d’éventuels alliés. Nos travaux de recherche démontrent que les disciplines des sciences humaines ont le potentiel de croître et de regagner le terrain perdu au cours des dernières décennies. À mon avis, la disparité entre les besoins perçus de l’industrie et le mandat des universités canadiennes ne révèle pas une lacune de la part des sciences humaines, mais plutôt une occasion de se faire valoir.
Sandra Lapointe est professeure de philosophie et directrice du réseau The/La Collaborative à l’Université McMaster.