Au regard des six derniers mois de « travail à la maison » et aux publications scientifiques et médiatiques qui se multiplient au sujet de l’impact de la pandémie sur les femmes universitaires, force est de constater que « le personnel est académique » pour reprendre le titre d’un article de Vanina Mozziconacci publié l’an dernier. Dans celui-ci, la philosophe explore les implications institutionnelles, pédagogiques et scientifiques d’une considération du « personnel » dans un projet de subversion féministe de l’Université. La pandémie nous force à considérer sérieusement cette subversion : nous croyons qu’il est temps d’opérer une réelle transformation de la culture universitaire. La réponse aux impacts de la COVID-19 sur les chercheuses et chercheurs universitaires doit venir des institutions, c’est pourquoi nous nous adressons à elles aujourd’hui. Cette crise mondiale leur offre — il nous semble — l’alibi idéal pour changer leurs pratiques et repenser leur définition du travail académique, et de sa valeur.
« Travail à la maison » : les parents et la production scientifique
C’est bien connu, l’embauche et l’avancement dans la carrière universitaire dépendent de l’adhésion à une culture de la productivité scientifique, laquelle est mesurée en nombre d’articles publiés, quantité de citations, montants et prestige des subventions obtenues, déploiement international, nombre d’étudiant.e.s gradué.e.s et de stagiaires postdoctoraux encadrés. Critiquée depuis longtemps — notamment parce qu’elle désavantage les femmes et qu’elle nuit à l’innovation de la recherche — cette façon « d’évaluer » l’excellence est à même d’affecter durablement les trajectoires des professeur.e.s-parents, et surtout des universitaires qui sont également mères. Déjà, les effets du confinement sur la production scientifique des femmes se mesurent en termes de recul dans quantité de secteurs. Cela s’explique probablement en partie par le fait que les chercheuses sont beaucoup moins nombreuses à avoir un.e conjoint.e au foyer que leurs collègues masculins. Mais la situation doit surtout être appréhendée selon les structures sociales plus générales dans lesquelles évoluent les femmes chercheuses et qui font en sorte qu’il est fort probable qu’elles assument une grande part de la charge mentale et émotionnelle dans leur vie privée, qu’on parle des tâches domestiques, du soin aux enfants ou de l’organisation familiale.
D’ailleurs, le poids de cette charge physique, mentale et émotionnelle liée à la vie « non-académique » a eu des impacts notables sur la productivité de plusieurs chercheuses au point où certaines ont dû avoir recours à un arrêt de travail pour maladie durant la pandémie, pour reprendre leur souffle. « L’enseignement en ligne et toutes les nouvelles compétences à acquérir en peu de temps, le besoin criant des étudiants d’être rassurés et soutenus, les temps de pause et de dîner qui sont devenus plus rares de jour et jour, en plus du confinement quotidien ont eu raison de ma santé mentale et physique. J’avais mon fils de 20 mois à temps plein à la maison et j’essayais de poursuivre mes tâches comme s’il n’était pas là, avec moi. Tiraillée entre la culpabilité de ne pas être assez présente pour lui et celle de ne pas faire mon travail à 100 %, j’ai fini par rendre virtuellement visite à mon médecin — COVID oblige! S’en sont suivis deux mois de repos avec mon fils, à tenter de récupérer l’énergie et la concentration si nécessaires à mon travail de professeure et de maman. Maintenant de retour, j’appréhende de voir comment cette pause pourtant nécessaire se répercutera sur mon dossier académique, tant au niveau des publications qu’au niveau de la recherche… » témoigne l’une des cosignataires.
L’impact sur la productivité des chercheuses sans enfant ne doit pas être sous-estimé, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, « le type de recherche faite majoritairement par les femmes est plus vulnérable aux effets du confinement ». En effet, des pans entiers de la recherche, dans lesquels les femmes s’investissent en majorité, du moins en nombre, sont à l’arrêt ou jugés non essentiels, par exemple les sciences humaines et sociales, les recherches qualitatives, le terrain dans les pays du Sud global, etc. Ensuite, les femmes assument socialement une plus grande part du travail de reproduction sociale, incluant le travail de soin (care) dans leurs propres familles, belles-familles et voisinages. Finalement, à l’intérieur des établissements universitaires, elles effectuent proportionnellement plus de travail relationnel — lequel est certainement en augmentation depuis mars 2020.
Travail émotionnel « invisible »
À l’inverse des évaluations de l’enseignement dont les divers biais (de genre, de race, etc.) sont documentés depuis des décennies et qui sont pourtant toujours prises en compte dans la plupart des évaluations des professeur.e.s, le travail émotionnel et relationnel pour lequel les femmes (et les femmes issues de minorités visibles ou ethniques encore plus) assument une plus grande part est pourtant peu considéré. La contribution émotionnelle des chercheuses à l’intérieur de l’établissement s’additionne à celle acquittée dans les sphères familiales et communautaires. Ce travail est défini par Gemma Hartley comme « the unpaid, often unnoticed labor that goes into keeping everyone around you comfortable and happy. It’s emotion management and life management combined ». Ce travail de service « invisible » est essentiel au bon fonctionnement des universités et pourtant il est peu valorisé dans l’évaluation des professeur.e.s. Alors que nous passons à l’enseignement à distance, la bienveillance entre collègues, le mentorat et le soutien des étudiant.e.s sont plus nécessaires que jamais — et leur importance pour les institutions sera peut-être enfin reconnue. Si nous voulons que le système tienne le coup, les directions universitaires et les comités d’évaluation doivent garantir aux professeur.e.s que ces tâches relationnelles seront visibilisées, estimées et comptabilisées.
Transformer la culture universitaire
Tournons maintenant le regard vers le sort des futur.e.s candidat.e.s aux postes de professeur.es qui seront ouverts dans les prochaines années. Comment les comités d’embauche évalueront-ils l’impact de la pandémie sur les dossiers soumis par les femmes, et — plus important encore — sur les dossiers des femmes issues de minorités ethniques ou visibles, et sur les mères de jeunes enfants. Considérant que les universités québécoises sont loin, pour plusieurs, d’atteindre leurs objectifs de diversité du corps enseignant, on peut se demander quels mécanismes seront implantés pour s’assurer d’une réelle prise en compte de l’impact de la pandémie sur les dossiers de ces chercheurs et chercheuses. Alors que les études sur les conséquences (sanitaires, économiques, sociales) démultipliées de la crise actuelle sur les femmes et sur les personnes et communautés racisées se succèdent, il est urgent qu’une prise en compte de cette réalité par les comités d’embauche et de promotion soit réglementée et que ceux-ci soient imputables.
Comme le soulignait récemment Philippe Néméh-Nombré dans un article de Québec Science, c’est la culture universitaire qu’il faut transformer pour espérer avoir des institutions plus diversifiées et équitables. Rappelons que cette équité et cette diversité ne sont pas en soi des objectifs politiques, elles sont tout simplement essentielles à l’excellence scientifique. En effet, il ne s’agit pas uniquement de diminuer les attentes par rapport aux critères qui ont toujours été utilisés, mais bien d’en formuler de nouveaux, non discriminatoires, qui permettent d’apprécier la contribution communautaire, scientifique et professionnelle de l’ensemble du corps professoral. Au regard des défis additionnels auxquels font face les femmes — et encore plus les femmes issu.e.s des minorités — depuis mars 2020, il nous semble que seule une véritable transformation de la culture universitaire pourra contrer le trop vraisemblable recul de l’équité et de l’égalité des genres dans nos institutions dans les années à venir.
À quand de fortes actions et prises de parole institutionnelles en ce sens?
Ce texte d’opinion a été coécrit par :
Catherine Larochelle, professeure adjointe, Université de Montréal
Eve Pouliot, professeure agrégée, Université du Québec à Chicoutimi
Mélanie Chaplier, professeure adjointe, Université de Montréal
Sabrina Tremblay, professeure, Université du Québec à Chicoutimi
Malena Argumedes, professeure adjointe, Université de Sherbrooke
Rachel Langevin, professeure adjointe, Université McGill
Geneviève Paquette, professeure titulaire, Université de Sherbrooke
Vincent Romani, professeur, Université du Québec à Montréal
Sarah Rocheville, professeure agrégée, Université de Sherbrooke
Catherine Flynn, professeure adjointe, Université du Québec à Chicoutimi
Marie-Eve Poitras, professeure adjointe, Université de Sherbrooke
Chiara Piazzesi, professeure régulière, Université du Québec à Montréal
Dyala Hamzah, professeure agrégée, Université de Montréal
Anne-Marie D’Aoust, professeure régulière, Université du Québec à Montréal
Maria Martin de Almagro, professeure adjointe, Université de Montréal
Thomas Wien, professeur agrégé, Université de Montréal
Tania Gosselin, professeure régulière, Université du Québec à Montréal
Vanessa Blais-Tremblay, professeure associée, Université du Québec à Montréal
Jacinthe Dion, professeure titulaire, Université du Québec à Chicoutimi
Karine Baril, professeure agrégée, Université du Québec en Outaouais
Laurence Monnais, professeure titulaire, Université de Montréal
Ollivier Hubert, professeur titulaire, Université de Montréal
Lawrence Chen, professeur, Université McGill
Mélanie Paré, professeure agrégée, Université de Montréal
Natacha Godbout, professeure titulaire, Université du Québec à Montréal
je constate au vu des noms qu’il n’y a aucun professseur-e racialise-e parmi ces signataires. Significatif
Message en réaction au commentaire d’Angele : J’en vois au moins 5 dans la liste de noms…
Pour répondre au commentaire laissé par Angele Bassole Ouedraogo : Il y a des professeur.e.s racialisé.e.s parmi les signataires, mais assurément pas assez.
Catherine Larochelle
Bravo! Merci pour cette démarche importante.
Isabelle F-Dufour, professeure adjointe, ULaval
Bien d’accord, il est temps de repenser le travail académique. Mais n’oublions pas svp les professionnels de recherche et les chargés de cours, qui sont en majorité des femmes, qui détiennent souvent des doctorats ou des postdocs, et qui contribuent de manière significative à la recherche et à l’enseignement universitaires. Dans le système actuel, ces gens se retrouvent le plus souvent à vivre dans la plus grande précarité, sans possibilité de faire progresser leurs carrières. Il est temps de faire une place à ces chercheurs dans l’université de demain. Il est temps d’arrêter ce gaspillage de forces vives dans nos universités canadiennes.