Il y a 30 ans, quand des scientifiques ont découvert au nord du Labrador un hybride d’omble chevalier et de touladi grâce à l’analyse génétique, ils ne se doutaient pas que cette « amitié » entre les deux espèces de poisson était non seulement déjà connue des Inuits, mais considérée comme naturelle!
Les ombles chevaliers et les touladis sont deux poissons qui se retrouvent souvent dans les mêmes lacs et rivières du nord du Canada. Les Inuits, qui pêchent de temps en temps des hybrides de ces deux espèces les connaissaient déjà sans s’en formaliser. Certains qualifient même ces deux poissons de « meilleurs amis ».
Cette relation de proximité, voire d’affinité entre les deux espèces, n’est pourtant pas évoquée par les scientifiques qui les étudient. Le vivant n’est pas observé sous la même lunette par les scientifiques et les Inuits.
Comme scientifique travaillant sur l’habitat des poissons, j’ai eu l’occasion d’interroger des aînés inuits sur le comportement de l’omble chevalier. Ils ont une grande connaissance des habitudes de ce poisson qui fait traditionnellement partie de leur culture et qui constitue toujours une part importante de leur alimentation.
Je cherchais à déterminer les caractéristiques physiques des lacs que cette espèce utilise pour hiverner. Or, les aînés interrogés ont eu une réponse similaire : les poissons sont comme les Inuits, certains ont leur camp à un endroit et d’autres ailleurs, parce qu’ils préfèrent cet autre endroit. Et puis, on peut aussi changer de camp pour le plaisir de changer d’endroit.
Les ombles chevaliers changent bel et bien de lac d’un hiver à l’autre. Les observations des pêcheurs inuits le montrent et la littérature scientifique l’a également constaté. Les observations concordent. Par contre, les scientifiques, dont je suis, cherchent encore la cause alors que pour les Inuits, les ombles choisissent simplement de changer de lac.
Pourquoi l’explication des Inuits ne serait-elle pas exacte et pourquoi cherche-t-on une explication rationnelle basée sur quelques variables mesurables au comportement du vivant?
Des savoirs complémentaires
La science occidentale est elle-même le résultat d’une culture. Une culture qui teinte notre manière de poser des hypothèses et d’analyser les observations. En effet, elle prend la forme que nous connaissons à la Renaissance européenne (XVIe siècle), en grande partie grâce à (ou à cause de) René Descartes, philosophe, mathématicien et physicien. La science cartésienne, c’est lui. Elle prône la précision du raisonnement déterministe (dans des conditions similaires, une même cause produit le même effet) et l’exactitude du résultat.
À l’époque de Descartes, la science des « savants » cohabitait avec la religion chrétienne, en particulier catholique, et l’Église était encore toute puissante (elle a fait brûler vif Giordano Bruno et fait emprisonner Galilée pour avoir affirmé que la terre tourne autour du soleil.
Ainsi, le nouveau courant de pensée scientifique de l’époque a intégré la notion de loi divine, qui ne pouvait pas être remise en cause. Tout devait être régi par des lois permettant l’ordre rationnel de l’univers, créé et ordonné par le divin. Ces lois sont devenues les « lois de la nature ». C’est ce que la science cherche généralement à découvrir : des lois objectives qui permettent d’expliquer l’ordre des choses.
La méthode consiste à diviser les problèmes en plus petits éléments que l’on peut expliquer de façon indépendante. Nous avons conservé ces principes de fragmentation jusqu’à aujourd’hui et les appliquons même au vivant. Nous avons cependant oublié qu’ils provenaient d’un contexte culturel particulier.
Un savoir sous-estimé
Le savoir traditionnel est encore méprisé par certains scientifiques ou trop souvent ignoré. Or, comme la science, il est issu d’observations détaillées, patientes, régulières et récurrentes. Comme elles sont faites à des fins de subsistance, elles sont généralement fiables et rigoureuses. Elles sont transmises sur plusieurs générations à travers l’expérience du territoire, et se retrouvent donc soit reproductibles, soit actualisées et évolutives. Les savoirs traditionnels décrivent les interactions entre les éléments des écosystèmes et les êtres vivants (incluant les humains) dans leur complexité.
Nous, les scientifiques, dans la quête d’obtenir des valeurs quantitatives, avons tendance à diminuer plutôt le nombre de variables. Par son essence même, la science occidentale a de la difficulté à appréhender la complexité des écosystèmes.
Enrichir le point de vue
Allen, un Inuit, porteur du savoir traditionnel — et qui a aussi une longue expérience de travail avec des scientifiques — m’a raconté une jolie histoire. Depuis plusieurs années, il ensemence de petits ombles chevaliers dans une rivière. En général, après avoir été relâchés en rive d’un lac, les petits alevins restent quelques temps immobiles, un peu perdus dans leur nouvel environnement. Mais une année, un omble chevalier adulte s’est approché et les a regardés. Allen a attendu de voir si l’adulte allait manger les petits et l’a observé, s’attendant à devoir le chasser. Or non seulement il n’a pas attaqué les petits, il a fait le tour du groupe une fois, deux fois et, au troisième tour, il s’est éloigné de la rive entraînant les petits à sa suite.
Cette observation, a priori anecdotique, illustre comment les poissons ne font pas que réagir à un stimulus. On peut interpréter l’intervention du poisson adulte comme une forme d’assistance, d’apprentissage par l’exemple, qui existe même chez les poissons. Or les scientifiques ne cherchent souvent qu’à trouver quel est le stimulus qui peut expliquer un comportement et comment on peut quantifier la réponse à ce stimulus.
Mon bagage culturel de scientifique occidentale m’amène à chercher les variables physiques et environnementales quantifiables pour expliquer le choix des ombles chevaliers pour un site plutôt qu’un autre. En revanche, intégrer au même plan le savoir traditionnel me permet de formuler de nouvelles hypothèses et d’accepter qu’avec le vivant, les variables explicatives ne déterminent pas tout.
Quelle que soit leur discipline, les scientifiques qui étudient des territoires où il existe un savoir traditionnel auraient avantage à l’écouter, ne serait-ce que pour se mettre au défi de voir les choses sous un angle nouveau. Comme scientifiques, nous avons beaucoup à y gagner. Non seulement des connaissances inconnues des scientifiques peuvent émerger, mais ces différentes façons de comprendre l’environnement contribuent surtout à enrichir nos points de vue et à nous rendre moins dogmatiques.
Véronique Dubos est candidate au doctorat en sciences de l’eau à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS).
Cet article a été publié à l’origine sur le site Web La Conversation. Lisez le texte original.