J’ai la chance de travailler à temps plein dans une université canadienne depuis 15 ans. Au fil du temps, en tant que membre du corps professoral et du sénat, directeur de département et doyen associé, j’ai été témoin d’une curieuse transition dans le vocabulaire universitaire. Lentement, le terme « éducation » a été remplacé par le concept d’« expérience ». Mon propre établissement a même lancé un groupe de travail sur « l’expérience des étudiants de première année » qui a pour but, comme vous l’avez peut-être deviné, de veiller à ce que les étudiants vivent une bonne expérience. Ce changement n’a rien d’accidentel. Il peut avant tout être interprété comme une conséquence directe de l’évolution du milieu de l’enseignement supérieur dont traite une documentation abondante, allant de la critique fondamentale de Bill Readings au concept d’université complètement administrative de Benjamin Ginsberg, en passant par le récent et sympathique appel à l’inaction de Barbara Seeber et Maggie Berg dans The Slow Professor.
Un aspect clé de cette transition consiste à traiter les étudiants comme des consommateurs plutôt que comme des apprenants. Cette situation, ainsi que la pression pour les universités de recruter encore plus d’étudiants, est savamment dépeinte par Jack Stripling dans un article récemment publié dans The Chronicle of Higher Education. Citant l’exemple de l’opulente piscine récréative artificielle de l’Université d’État de la Louisiane, M. Stripling explique que « les dirigeants d’établissements ayant des contraintes budgétaires se sentent obligés de répondre aux caprices des étudiants qui les paient, et dont la satisfaction est d’autant plus importante que le soutien de l’État diminue ».
Cette piscine fait partie d’une série d’incitatifs qui, à mon sens, illustre le virage expérientiel pris par l’industrie de l’enseignement supérieur. Tout y est conçu pour améliorer l’expérience et garantir la satisfaction des étudiants, qu’il s’agisse du personnel, des services, des ressources, des programmes, des initiatives ou des installations. L’objectif est d’attirer les étudiants sur le campus pour qu’ils y restent. Toute expérience négative pourrait les amener à quitter l’université prématurément et faire perdre des fonds précieux à l’établissement. Pire encore : une telle expérience pourrait être divulguée publiquement, nuire à la cote de satisfaction de l’université et orienter les choix des étudiants actuels et futurs. Il est donc essentiel pour le milieu universitaire d’offrir une expérience exceptionnelle et positive à sa clientèle.
Mais qu’est-ce qu’une expérience positive, et en quoi est-elle liée à l’éducation? Assister à un événement sportif est une expérience, au même titre que savourer un repas, sauter en parachute, conduire une voiture, aller chez le médecin et se laisser dériver sur l’eau. À l’opposé, l’éducation universitaire semble plus facile à définir. Il s’agit d’un apprentissage et d’une formation offerts dans un cadre officiel par un spécialiste d’un sujet précis, à savoir un membre du corps professoral. Ces deux aspects ne sont pas incompatibles, mais ils ne sont surtout pas interchangeables. Sans professeur, il est possible de vivre une expérience, mais pas de recevoir une éducation.
Dans une université, l’expérience est normalement un enjeu au sein des « affaires étudiantes », des « services aux étudiants » et de la « vie étudiante ». Elle englobe une vaste gamme de services, comme le recrutement, le logement, la restauration, le divertissement, les clubs, les centres de carrière et les centres de santé et de bien-être. Dans les meilleurs des cas, cette industrie offre aux étudiants le soutien nécessaire pour réussir leurs études. Dans les pires, elle peut tout faire pour cerner et éliminer les obstacles au bonheur des étudiants.
Le délaissement de l’éducation au profit de l’expérience est en lien direct avec l’augmentation de la taille, de la portée, de la puissance et des ressources des secteurs concernés de l’université. Loin de moi l’idée d’affirmer que ceux qui y travaillent ont de mauvaises intentions et cherchent à nuire à la mission éducative de leur établissement. Au contraire, j’ai pu constater que les responsables de l’expérience sont attentionnés, travaillants et sincèrement soucieux du bien-être des étudiants. Mais il faut avant tout se rappeler que leur travail est d’offrir une expérience positive aux étudiants, tout comme le mien est de les former.
Le problème est que, actuellement dans le milieu universitaire, l’expérience étudiante a priorité sur l’éducation. Il en résulte des bienfaits à court terme sur le plan de la satisfaction immédiate et de la perception positive des étudiants, mais des lacunes à long terme émergent sur le plan de l’éducation et des compétences de l’ensemble des citoyens. Bon nombre des problèmes liés à ce changement sont abordés dans les ouvrages cités ci-dessus et dans l’abondante documentation sur l’enseignement supérieur contemporain. J’en profite pour signaler un effet précis et paradoxal de l’importance accordée à l’expérience, à savoir que cette dernière pourrait en fait aggraver les problèmes qu’elle cherche à régler.
Avant même d’arriver sur les campus, les étudiants entendent parler du stress et de la pression immenses qui les attendent à l’université et par la suite. Ils font leur entrée dans le monde des adultes qui, s’ils en croient ce qu’on leur dit, sera périlleux, tout en étant persuadés que leurs décisions d’aujourd’hui détermineront le reste de leur vie. Ajoutez-y les mentions répétées (et inexactes) de « lacunes dans les compétences » sur le marché du travail et le dénigrement constant des diplômes dans les disciplines autres que les sciences, la technologie, le génie et les mathématiques (STGM), et les étudiants se voient exposés à un avenir angoissant et incertain.
L’abondance d’employés et de programmes ayant pour but d’améliorer l’expérience indique aux étudiants que le stress et les difficultés qui les attendent sont bien réels. Autrement, pourquoi les universités auraient-elles besoin de cours d’eau artificiels, de zoothérapie, de centres de santé et de bien-être ouverts en tout temps, d’une équipe de soins médicaux et psychologiques sur place et de tant d’autres services? Pourquoi faudrait-il mettre en place un groupe de travail sur l’expérience des étudiants de première année? À n’en pas douter, les ressources offrant du soutien aux étudiants dans le cadre de leurs études ont toujours été essentielles et elles doivent le rester. Toutefois, elles délaissent peu à peu leur rôle de soutien pour jouer un rôle de premier plan.
La volonté d’offrir une expérience positive se traduit aussi dès l’arrivée des étudiants sur le campus. On les encourage à se joindre à une foule de clubs, d’équipes et de groupes et à participer à des activités pour améliorer leur expérience universitaire. On leur propose des programmes incitatifs assortis de passeport, de certificats, d’écussons ou de crédits. Ils peuvent aussi se constituer un dossier parascolaire recensant leurs activités non liées aux études afin d’étoffer leur curriculum vitæ.
Tout cela envoie un message clair : l’éducation ne suffit pas. Pour vraiment vous distinguer de la masse et décrocher cet insaisissable emploi à temps plein, vous devez acquérir de l’expérience. Vos pairs le font, plus souvent et mieux que vous. Vous devez en faire plus. Et si cette situation vous angoisse, tournez-vous vers les nombreuses ressources conçues pour améliorer votre expérience sur le campus. Un véritable cercle vicieux.
Quel paradoxe : nous savons que les étudiants d’aujourd’hui affichent un taux record d’anxiété et de dépression, mais nous continuons à les inciter à en faire plus. En plus d’exacerber leur stress et leur anxiété, nous les privons ainsi d’un aspect essentiel de leur éducation et de leur évolution que seule l’université peut leur offrir : du temps.
Les apprenants ont besoin de temps pour traiter l’information, réfléchir et se développer intellectuellement. Ils affirment constamment manquer de temps, mais nous les poussons à en faire plus en dehors des cours en insistant sur les conséquences de l’inaction. L’éducation doit redevenir l’objectif principal des universités, et nous devons donner aux étudiants le temps dont ils ont besoin pour apprendre. Voilà la clé d’une expérience vraiment positive.
Jonathan Finn est professeur agrégé au département de communication de l’Université Wilfrid Laurier.
Un article très intéressant et qui rejoint certaines préoccupations que je nourris depuis longtemps. Cependant, en français, il est contaminé par l’usage impropre du mot « éducation » dans son sens anglais. L’auteur écrit : » À l’opposé, l’éducation universitaire semble plus facile à définir. Il s’agit d’un apprentissage et d’une formation offerts dans un cadre officiel par un spécialiste d’un sujet précis, à savoir un membre du corps professoral. » En français, ceci n’est pas de l’éducation, c’est de l’instruction. Et à la fin de l’article, « L’éducation doit redevenir l’objectif principal des universités », il aurait fallu écrire, en français, « L’instruction doit redevenir… », ce qui m’apparaît effectivement comme une grave dérive qui est commencée depuis longtemps et qui ne fait que s’amplifier.