Lorsqu’on aborde la liberté universitaire, on pense généralement au corps professoral plutôt qu’aux étudiants, mais il n’en a pas toujours été ainsi.
Notre conception contemporaine de la liberté universitaire provient de la réforme des universités prussiennes du début du XIXe siècle. Dans ce contexte, la liberté universitaire s’inscrivait comme un droit d’enseigner et d’apprendre. Autrement dit, la première manifestation moderne de la liberté universitaire englobait tant les professeurs que les étudiants.
Un siècle plus tard, en Argentine, ce sont les étudiants et non les professeurs qui ont engagé la Réforme de Córdoba, affranchissant de ce fait les universités de l’État. Ce vent de changement a soufflé partout en Amérique latine. En conséquence, les conceptions latino-américaines de la liberté universitaire tendent encore aujourd’hui à inclure les étudiants. Par ailleurs, plusieurs lois européennes protègent les droits des étudiants. Aussi, en 1968, l’American Association of University Professors a collaboré avec différentes associations étudiantes et professionnelles pour émettre une déclaration commune sur les droits et libertés des étudiants qui revendiquait la liberté d’apprendre de ces derniers.
Compte tenu de ce qui précède, pourquoi n’attribuons-nous pas d’emblée la liberté universitaire aux étudiants? J’ai l’impression qu’une grande partie de la réponse vient du fait que, du moins au Canada, la perception de liberté universitaire s’intègre aux conventions collectives. Nous percevons ce concept comme un avantage d’emploi dûment négocié. Les syndicats du corps professoral jouent sans aucun doute un rôle crucial dans la défense de la liberté universitaire. Néanmoins, j’avancerais que la notion s’exprime dans le cadre des conventions collectives, mais n’est pas constituée par celles-ci.
Autrement dit, la liberté universitaire est un principe important qui doit être défendu par tous ceux qui accordent une valeur à l’enseignement supérieur. Le principe est surtout défendu au moyen de conventions collectives, mais son importance transcende le libellé de telles conventions.
Le parallèle que je trace ici entre la liberté universitaire à titre de principe ou d’avantage professionnel ressemble un peu à l’analogie entre les normes morales et le droit criminel. Le meurtre n’est pas inacceptable parce qu’il enfreint la loi. Il enfreint la loi parce qu’il est inacceptable. De même, la liberté universitaire n’est pas importante parce qu’elle est enchâssée dans les conventions collectives. Elle est enchâssée dans les conventions collectives à cause de son importance.
Malgré tout, ce n’est pas parce que les conventions collectives demeurent le meilleur outil dont on dispose pour protéger la liberté universitaire ou parce que la plupart des luttes pour défendre cette dernière prennent d’ailleurs la forme de griefs syndicaux qu’on peut oublier que les professeurs ne sont pas les seuls membres du milieu universitaire, et ne sont donc pas les seuls à défendre sa liberté.
Je crois que l’ensemble du personnel universitaire (y compris, dans certains cas, le personnel connexe) qui soutient la mission de l’établissement doit profiter de la liberté universitaire par principe, si ce n’est pas aux termes d’un avantage négocié. Les étudiants, qui participent aussi à la mission de l’établissement, doivent donc disposer de la même liberté.
Soyons clairs : je ne crois pas que les étudiants et les professeurs profitent, ou doivent profiter du même niveau de liberté universitaire. J’en parlerai en détail dans un prochain texte. Pour l’instant, permettez-moi d’affirmer que la liberté universitaire ne constitue pas une liberté unique, mais bien un ensemble de libertés. Il s’agit de notions comme la liberté d’enseigner, d’apprendre, de choisir un sujet de recherche à approfondir et les méthodes pour y parvenir, de communiquer à l’extérieur des frontières de l’établissement et de critiquer l’université elle-même. La nature et la portion de ces sous-libertés dont dispose un membre du milieu universitaire dépendent de son degré d’expertise et de son rôle dans l’établissement.
Au premier cycle, la plupart des étudiants n’ont pas, ou ne devraient pas avoir la liberté d’enseigner ou de choisir de plein droit leurs méthodes de recherche (arrivés au deuxième cycle, ils commencent à acquérir ces libertés). Toutefois, ils ont, ou devraient avoir, la liberté d’apprendre, de communiquer avec le monde extérieur et de critiquer l’université.
Penchons-nous sur chacun de ces aspects.
La liberté d’apprendre englobe la liberté de choix – raisonnable – de l’étudiant en ce qui a trait à son sujet et à ses méthodes d’apprentissage. Un étudiant peut choisir son domaine d’étude, pourvu qu’il respecte les normes d’admission à cet égard. Il peut en outre sélectionner certaines méthodes d’enseignement, les sujets de travaux, et ainsi de suite. Bien sûr, tout dépend de l’acceptation du mot « raisonnable ». En effet, certains programmes d’études comportent des exigences très élevées pour des raisons pédagogiques appropriées. Je pense notamment au génie. Personne ne peut ou ne doit forcer un étudiant à choisir un programme en particulier, mais les professeurs qui le dirigent ont le droit et, en fait, le devoir d’établir le programme conformément aux exigences pédagogiques et professionnelles. En ce qui concerne la façon d’apprendre, un étudiant ne devrait pas être forcé d’adhérer à une position dans une dissertation de philosophie, mais ne peut non plus réussir son cours sans rédiger de dissertation argumentative. La liberté d’apprendre constitue donc la liberté universitaire propre aux étudiants, mais ne s’y limite pas.
En contrepartie, la liberté qu’ont les étudiants de s’exprimer au-delà des frontières de l’université et de critiquer celle-ci doit être strictement maintenue. Il s’agit du fondement de l’enseignement universitaire : les étudiants idéalistes se réunissent à l’agora pour faire entendre leur voix et manifester pour des questions de principe. Parfois, les débordements universitaires envahissent la place publique. De plus en plus, ces « places publiques » se trouvent en fait sur Reddit ou Facebook. En 2017, l’Université Dalhousie a tenté d’imposer des mesures disciplinaires à la leader étudiante Masuma Khan en raison d’une publication Facebook. Après un cafouillage médiatique à l’échelle nationale, l’établissement a retiré sa plainte et s’est excusé auprès de Mme Khan.
Il arrive parfois que les questions de principe soulevées par les étudiants concernent une faute (à leurs yeux) commise par l’université. Les étudiants soulevaient autrefois ces préoccupations lors des réunions d’assemblée, ou en occupant le bureau du recteur. De nos jours, ils privilégient souvent les plateformes Twitter et Change.org. Dans les derniers mois, les activistes étudiants ont organisé des campagnes virtuelles de ce type, notamment des pétitions contre l’utilisation des logiciels de surveillance et la revendication de mesures disciplinaires à l’endroit de professeurs qui ont utilisé le « mot en n » (voir ici).
Parmi les enjeux des universités, citons la critique des étudiants à leur égard, qui peut rapidement devenir virale, ce qui peut susciter une couverture médiatique néfaste et recueillir l’appui de non-étudiants, y compris des personnes qui n’ont aucun lien avec l’établissement. Malheureusement, mais sans surprise, les universités réagissent parfois trop vite à de telles campagnes et fondent leur réflexion sur de mauvais principes. Dans l’un des cas invoquant le « mot en n » cités ci-dessus, un porte-parole de l’université a cherché à apaiser les critiques en affirmant qu’il n’y a aucune raison valable de prononcer le fameux terme. C’est à juste titre que sa sortie a provoqué une deuxième vague de plaintes. Cette fois-ci, des membres noirs du corps professoral qui emploient ce terme dans le cadre de leurs cours et de leurs recherches s’opposent aux effets néfastes de la déclaration de l’université sur leurs travaux.
Une telle situation nous rappelle de façon éloquente que la mission pédagogique de l’université doit demeurer au cœur de ses communications avec la population et les médias. Il convient de prendre la critique des étudiants au sérieux, et cela signifie respecter leur point de vue en ce qui concerne leur apprentissage et leur rôle au sein de l’établissement et en tirer des leçons. L’enjeu en est d’abord et avant tout un de nature universitaire et non de relations publiques.
Il faut également constater que, dans les deux exemples que j’ai cités, les étudiants revendiquent leur liberté d’apprendre et surtout leur liberté de choisir ce qu’ils apprennent. Parfois, ces libertés entrent en conflit avec les choix pédagogiques des professeurs. Certains professeurs optent pour l’utilisation de logiciels de surveillance parce qu’ils trouvent ces outils utiles pour protéger l’intégrité des travaux universitaires. D’autres choisissent de prononcer des termes choquants pour des raisons considérées comme pédagogiques. Ainsi, bien que la liberté d’enseigner et celle d’apprendre fassent partie intégrante de la liberté universitaire, il peut exister des tensions entre les deux.
C’est une caractéristique, et non une faille, de la liberté universitaire. Si tout le monde s’entendait sur tout, nous n’aurions pas besoin des protections qu’assure ce principe, parce que personne ne tenterait de museler un collègue ou de faire taire un étudiant. Nous avons besoin de la liberté universitaire – à la fois de la liberté d’enseigner et de celle d’apprendre – parce qu’elle nous permet de manifester notre désaccord de façon honnête et marquée. À notre façon, nous tentons de trouver la vérité et de mieux comprendre notre monde.
Cependant, la réalité est parfois encore plus complexe, puisque la liberté universitaire n’est qu’une des valeurs fondamentales des universités et ces valeurs peuvent aussi entrer en conflit. Encore une fois, ça nous ramène au cas du « mot en n ». Cette question porte non seulement sur les libertés universitaires individuelles, mais marque aussi les tensions entre les différentes libertés d’une part, et les valeurs qui sous-tendent les responsabilités sociales et l’accès équitable à l’éducation de l’autre.
La situation est complexe, profonde et difficile. Il n’existe aucune solution simple pour dénouer ces tensions, mais lorsqu’elles surviennent, il faut prendre au sérieux la liberté d’apprendre des étudiants, et leur point de vue sur la question afin de renforcer la responsabilisation des universités ainsi que la participation, la maîtrise et le leadership des étudiants.