L’Université du Cap Breton (UCB) a beau être à mille lieues du pays d’origine de Qiang Zhang, cet étudiant chinois, qui préfère qu’on l’appelle par le nom anglais qu’il s’est choisi (« Kelex »), ne dit pourtant que du bien de cet établissement, où il étudie la gestion de l’hébergement et du tourisme. Même l’hiver exceptionnellement rude de cette année n’a pas eu raison de son enthousiasme. De retour d’un entretien d’embauche dans un grand hôtel d’Halifax, il prévoit demeurer au Canada si tout se passe bien. « J’aime vraiment ce pays, dit-il. C’est ici que je veux faire carrière. »
Située dans une région dont l’économie fondée sur l’exploitation de l’acier et du charbon a connu des jours meilleurs, l’UCB sait que son avenir pourrait dépendre de sa capacité à attirer un plus grand nombre d’étudiants comme M. Zhang.
Comme plusieurs autres universités du Canada atlantique, l’UCB a vu son effectif étudiant chuter. En 2013, il a reculé de plus de six pour cent par rapport à l’année précédente, passant à 3 100 étudiants environ. Ce n’est pas étonnant. En 2010 déjà, dans un rapport préparé pour le gouvernement néo-écossais, l’économiste Tim O’Neill signalait la « surcapacité du système » compte tenu de la baisse de la population jeune de la région. Au Cap Breton, le problème est amplifié par l’exil des résidents locaux en quête de meilleures perspectives économiques, comme le souligne le recteur de l’UCB, David Wheeler qui, avant d’accéder à ce poste, était doyen de l’école de commerce de l’Université de Plymouth en Angleterre. « Chacun doit comprendre que l’UCB va devoir faire des choix », précise-t-il.
Deux possibilités s’offrent à l’établissement : assister sans réagir à la chute libre de son effectif étudiant, au détriment de l’économie du Cap Breton, ou opter pour la croissance. La démarche que privilégie son recteur ne fait aucun doute, même s’il se refuse à l’indiquer publiquement. En revanche, il ne se gêne pas pour affirmer que le gouvernement provincial doit absolument reconnaître l’UCB en tant qu’acteur essentiel à la prospérité économique de la région. « Nous devons être reconnus aussi bien à ce titre qu’à titre d’établissement d’enseignement supérieur. »
Depuis quelques mois, M. Wheeler véhicule son message auprès des municipalités, des sociétés philanthropiques et des chambres de commerce de la région, dans l’espoir d’insuffler une nouvelle orientation à son établissement. Il soutient que l’UCB peut accéder à la croissance en accueillant davantage d’étudiants étrangers, venus d’un plus grand nombre de pays. Son effectif en compte déjà 29 pour cent, mais c’est insuffisant. L’Université peut également accéder à la croissance en recrutant davantage d’étudiants du secondaire dans la région, en réduisant les taux de décrochage, en multipliant les inscriptions à ses programmes d’études supérieures, ainsi qu’en proposant de nouveaux programmes spécialisés menant à des diplômes (une maîtrise en gestion touristique, par exemple). Elle n’y parviendra toutefois qu’avec un coup de main du gouvernement néo-écossais. « Impossible de relever ce défi sans un financement provincial de base », précise M. Wheeler.
L’UCB n’est pas le seul établissement de l’Est du Canada à se heurter au déclin de son effectif étudiant. Selon l’Association des universités de l’Atlantique, l’effectif global des 16 universités de la région est passé de 90 600 en 2012 à environ 89 500 en 2013 – un recul de 1,2 pour cent. Les quatre universités du Nouveau-Brunswick ont vu leur effectif reculer, tout comme l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard et l’Université Memorial de Terre-Neuve. La situation est moins dramatique en Nouvelle-Écosse, où seuls l’UCB, le Collège d’art et de design de la Nouvelle-Écosse et l’Université Mount Saint Vincent ont vu leur effectif diminuer, celui de plusieurs autres établissements néo-écossais se maintenant plus ou moins. Les régressions observées découlent en grande partie de la diminution du nombre d’étudiants au premier cycle.
L’évolution de l’effectif étudiant n’est cependant pas due qu’aux facteurs démographiques. Les universités ont d’ailleurs su contrer ces facteurs en augmentant les taux de fréquentation et en recrutant davantage d’étudiants étrangers. Les chiffres de la Commission de l’enseignement supérieur des Provinces maritimes montrent par ailleurs que la composition de la population étudiante de la région s’est considérablement modifiée pendant la dernière décennie. Entre 2002-2003 et 2012-2013, si l’effectif étudiant global des universités des provinces de l’Atlantique, dont Terre-Neuve est exclue, n’a pas varié, le nombre d’étudiants originaires de la région a reculé de 12 pour cent, tandis que le nombre d’étudiants originaires de l’extérieur de la région progressait de 28 pour cent, et le nombre d’étudiants étrangers, de 14 pour cent.Les démographes et les responsables des admissions ont dû se rendre à l’évidence depuis un certain temps déjà. Statistique Canada prévoit une diminution du nombre de Canadiens âgés de 18 ans au cours de la période 2010-2021, et c’est dans la région atlantique que cette diminution sera la plus marquée (20 pour cent). « Le Canada atlantique fait à maints égards figure de laboratoire en ce qui a trait aux conséquences du vieillissement de la population », affirme Michael Haan, professeur agrégé et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la population et la politique sociale à l’Université du Nouveau-Brunswick. « Sur le plan démographique, tout ce qui se produit au Canada survient d’abord au Canada atlantique. »
Quoi qu’il en soit, les établissements de la région attirent moins d’étudiants étrangers que ceux du Centre et de l’Ouest du Canada, souligne M. Haan. La région affiche déjà des taux de fréquentation parmi les plus élevés au Canada et compte plusieurs établissements de petite taille qui proposent principalement des programmes de premier cycle; or, c’est au premier cycle que la baisse de l’effectif étudiant est le plus prononcé.
Personne n’est sans doute mieux placé pour en témoigner que Robert Campbell, le recteur de l’Université Mount Allison. Situé à Sackville au Nouveau-Brunswick, cet établissement de taille modeste, mais très réputé, accueille surtout des étudiants au premier cycle. M. Campbell avoue s’être préparé à la diminution de l’effectif étudiant dès son arrivée il y a huit ans : « C’est n’est toutefois que cette année que ce recul s’est concrétisé, dit-il. Est-ce parce que nous sommes à court d’idées ou de moyens pour neutraliser les facteurs démographiques en cause? Je ne pense pas. »
Malgré leur petite taille, certains établissements, comme l’UCB ou l’Université Saint Mary’s, à Halifax, ont choisi de privilégier le recrutement d’étudiants d’étrangers, mais tous les établissements n’ont pas cette possibilité. « Il est déjà difficile de faire connaître un établissement d’ici en Alberta, alors imaginez en Chine ou au Brésil », ironise M. Campbell. L’Université Mount Allison a pour sa part choisi avant tout de se faire mieux connaître à l’échelle nationale. L’an denier, elle s’est alliée à trois établissements similaires – les universités Acadia et St. Francis Xavier, en Nouvelle-Écosse, ainsi que l’Université Bishop, au Québec. Les quatre universités se sont ensuite employées à faire mieux connaître au pays les mérites de leurs formations en résidence en arts libéraux.
M. Campbell a bon espoir que son établissement parviendra à plus ou moins maintenir son effectif actuel, situé entre 2 500 et 2 600 étudiants. Même si ce défi, admet-il, aura un prix. « Que peuvent faire les entreprises pour se démarquer sur un marché concurrentiel? Proposer des soldes. Il en va un peu de même pour les universités. Sans descendre sous un certain seuil, nous consentons des rabais aux étudiants. Nous ne sommes pas BlackBerry, mais notre attitude a quelque chose de similaire. »
En février, l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard a annoncé son intention de repenser son programme de bourses d’études pour décerner des bourses moins importantes, mais à davantage d’étudiants. Dès l’automne 2014, elle accordera des bourses à tous les nouveaux étudiants venus du secondaire ainsi qu’aux étudiants au premier cycle affichant une moyenne d’au moins 80 pour cent.
La réduction des frais de scolarité n’est toutefois pas une panacée. Les établissements cherchent sans cesse à parfaire leurs pratiques de recrutement, selon M. Campbell, qui se réjouit de l’augmentation du nombre de demandes et d’inscriptions à l’Université Mount Allison pour l’année 2014-2015.
Non loin de là, à Halifax, l’Université Mount Saint Vincent mise, pour amplifier son effectif, sur sa stratégie de longue date consistant à cibler les étudiants issus de groupes sous-représentés. Fondé en 1873 par les Sœurs de la Charité pour former les novices, puis ouvert aux jeunes femmes, cet établissement, désormais mixte, s’emploie à attirer les étudiants autochtones, afro-néo-écossais et adultes, explique sa rectrice, Ramona Lumpkin. Il compte aujourd’hui l’une des plus fortes proportions d’étudiants à temps partiel au pays, soit environ la moitié de son effectif. Par ailleurs, une bonne part des étudiants adultes qui le fréquentent sont inscrits à des programmes professionnels aux cycles supérieurs. L’établissement compte en outre recruter de nouveaux étudiants dans les centres commerciaux de la région et au sein des Forces canadiennes. Cela suffira-t-il à contrer le déclin de son effectif traditionnel? « Nous croyons que oui », déclare Mme Lumpkin, confiante.
M. O’Neill, économiste aujourd’hui à la tête de son propre cabinet-conseil, estime la route non dénuée d’embûches. Compte tenu du recul annoncé de la population jeune au pays, les établissements de l’Atlantique auront plus de mal à recruter des étudiants venus d’autres provinces, prédit-il. Important terrain de recrutement pour nombre d’établissements du Canada atlantique, l’Ontario prévoit accentuer ses capacités d’accueil et peut-être même créer un nouvel établissement pour faire face à la forte et persistante croissance de l’effectif dans la région de Toronto. « Il y aura des gagnants et des perdants », affirme M. O’Neill.
Parallèlement, la concurrence entre établissements pour attirer les étudiants étrangers s’amplifie, et la Chine, l’un des principaux pays d’origine de ces étudiants dans la région de l’Atlantique, accentue rapidement les capacités d’accueil de son système d’enseignement supérieur.
M. O’Neill, qui donne un cours d’administration des affaires à l’Université Saint Mary’s après y avoir été professeur d’économie, recommandait déjà dans son rapport de 2010 la fusion de certaines des 11 universités de la province, dont le nombre est depuis passé à 10. Il conseillait que deux d’entre elles, à savoir l’Université Mount Saint Vincent et le Collège d’art et de design de la Nouvelle-Écosse, fusionnent avec les universités Saint Mary’s ou Dalhousie, pour permettre la mise en commun de certains programmes. Même si peu de ses recommandations ont été mises en œuvre, M. O’Neill estime que les universités seront tôt ou tard confrontées à des choix difficiles : « Ce n’est qu’une question de temps. »
Selon Ken Steele, cofondateur d’Academia Group, un cabinet-conseil en enseignement supérieur de London, en Ontario, si le recrutement d’étudiants étrangers ne devrait pas poser problème pendant quelques années encore, il ne saurait tout résoudre; il a également un coût et comporte des risques. Dès l’instant où les étudiants étrangers forment 25 ou 30 pour cent de l’effectif, leur présence pèse sur les services aux étudiants et rebute les potentiels étudiants étrangers en quête d’une « expérience canadienne ».
La diminution plus prononcée de la proportion de l’effectif formée d’étudiants canadiens se situe dans le domaine des arts et des sciences, alors que les programmes professionnels (administration des affaires, génie, etc.) croulent sous les demandes d’admission d’étudiants étrangers. « Les professeurs permanents ne peuvent pas tous être réaffectés à l’enseignement de l’administration des affaires », précise M. Steele.
Pour certains observateurs, ce n’est qu’une question de temps avant que la situation critique de l’effectif frappe l’Ouest. Selon David Foot, démographe de renom, professeur émérite à l’Université de Toronto et auteur en 1996 du succès de librairie Boom, Bust & Echo: How to Profit from the Coming Demographic Shift, les universités canadiennes ont bénéficié de l’arrivée des enfants des baby-boomers au cours de la dernière décennie, mais ceux-ci terminent aujourd’hui leurs études, et la génération suivante est moins nombreuse. « L’effectif étudiant, actuellement au sommet, va commencer à régresser cette année », affirme-t-il.
Le Conseil des universités de l’Ontario a fait état en janvier d’un léger recul du nombre de demandes d’admission dans les universités de la province, qu’il attribue à l’évolution démographique. Selon M. Foot, même si certains établissements parvenaient à compenser la baisse de leur effectif au premier cycle en accueillant davantage d’étudiants aux cycles supérieurs et en misant sur l’afflux d’étudiants étrangers, même l’Ontario pourrait bientôt voir son effectif étudiant reculer.
Plus optimiste, Herb O’Heron, conseiller principal à l’Association des universités et collèges du Canada, précise que depuis 50 ans, la hausse des taux de fréquentation a souvent plus que contrebalancé la situation démographique. Même le Canada atlantique n’a connu qu’une modeste diminution, en grande partie compensée par la hausse des taux de fréquentation. Il faut également tenir compte du fait que le nombre de Canadiens âgés de 18 ans devrait recommencer à progresser en 2020, pour atteindre un nombre supérieur à celui d’aujourd’hui en 2025.
« On a longtemps parlé de la Saskatchewan comme on parle aujourd’hui du Nouveau-Brunswick, rappelle M. O’Heron, mais le boum économique généré par l’exploitation des ressources a donné lieu à une croissance des demandes d’admission à l’université. » L’effectif étudiant de l’Université de la Saskatchewan devrait progresser de sept pour cent d’ici 2015.
M. O’Heron concède toutefois qu’avec une diminution de la population jeune, le recrutement deviendra un exercice stratégique de plus en plus complexe. Selon certains, l’époque où les établissements pouvaient abaisser leurs critères d’admission d’un point de pourcentage ou deux pour voir les étudiants affluer est révolue, « mais la croissance reste possible », précise M. O’Heron.
L’Université Dalhousie, l’un des établissements axés sur la recherche les plus importants du Canada atlantique, a vu depuis quelques années son effectif étudiant progresser modérément, mais constamment, en partie grâce à son image de marque. Elle a déployé des efforts concertés pour se faire connaître dans l’ensemble du Canada et attirer ainsi davantage d’étudiants canadiens, souligne Asa Kachan, vice-rectrice à la gestion de l’effectif étudiant et registraire de l’établissement. L’Université attire plus d’étudiants de l’extérieur de la province que toute autre université canadienne (ils forment 43 pour cent de son effectif). Beaucoup d’entre eux viennent de l’Ontario, mais les récents efforts de séduction des étudiants de la Colombie-Britannique et de l’Alberta commencent à porter leurs fruits, explique Mme Kachan. Elle estime qu’à l’avenir, la croissance de l’effectif pourrait entre autres passer par la facilitation des transferts d’étudiants entre collèges et universités.
« Il faut parfois faire preuve d’audace en matière de recrutement, dit-elle, s’ouvrir aux méthodes qui permettent à un établissement d’évoluer. Je pense que nous aurons toujours notre place dans le paysage. »
À l’Université de Moncton, la stratégie est le non-remplacement des postes vacants. Je pose alors la question, qui sera en place pour développer des nouvelles approches et des nouveaux contenus qui attireront les nouveaux types d’étudiants?