Il y a plus de 40 ans, le sénateur américain Robert Kennedy a conclu, en réfléchissant à l’utilité du produit intérieur brut (PIB), que cet indice mesure tout « sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Les chercheurs et les politiciens sont de plus en plus nombreux à partager son avis.
Pionnier en la matière au Canada, un groupe de chercheurs a dévoilé à la fin d’octobre l’Indice canadien du mieux-être (ICMÊ), un indice qui mesure la qualité de vie des Canadiens au fil du temps. « Nous reconnaissons évidemment l’utilité [du PIB], affirme Bryan Smale, directeur de projet et professeur en études des loisirs à l’Université de Waterloo, mais il ne fournit pas un portrait complet. »
En cours d’élaboration depuis plus de 10 ans, l’ICMÊ comporte huit sous-catégories : le dynamisme communautaire, la participation démocratique, l’éducation, l’environnement, les populations en santé, les loisirs et la culture, les niveaux de vie et l’aménagement du temps. Chaque sous-catégorie est évaluée à l’aide de divers indicateurs statistiques – il y en a 64 en tout – qui mesurent tout, de l’abordabilité des logements aux taux de tabagisme, en passant par le taux d’abstention aux élections. Les données proviennent principalement de Statistique Canada et d’autres organismes gouvernementaux. Pour en arriver à l’indice composé, les indicateurs sont convertis en un nombre unique qui, à l’instar du PIB ou de l’indice composé S&P/TSX, varie à la hausse et à la baisse au fil du temps pour indiquer si la qualité de vie des Canadiens s’améliore ou se détériore. « À l’heure actuelle, on se préoccupe uniquement d’économie, au détriment de tous les autres éléments qui comptent pour les Canadiens », déplore M. Smale.
Les chercheurs espèrent que l’ICMÊ parviendra à influer sur les politiques publiques et la prise de décisions. « Les domaines que nous évaluons ont de l’importance, a affirmé lors d’un discours Roy Romanow, ancien premier ministre de la Saskatchewan et président du conseil consultatif de l’ICMÊ. Ces domaines façonnent le débat public et influent sur les programmes politiques et les décisions des gouvernements. »
Depuis son instauration dans les années 1930, le PIB est devenu le porte-étendard des indicateurs statistiques. Cet indice mesure la production totale de biens et de services d’un pays et sert à déterminer le rythme de croissance ou de ralentissement de l’économie. Certains se désolent toutefois de constater qu’il est devenu synonyme de progrès social. De leur point de vue, le PIB comporte plusieurs lacunes. Par exemple, il exclut des facteurs importants comme l’état de l’environnement, les disparités de revenu et la santé de citoyens. Il prend également en compte des données qui ne sont pas nécessairement bénéfiques : une hausse des ventes de cigarettes ou les retombées économiques d’une catastrophe naturelle auront pour effet de faire augmenter le PIB.
De son côté, l’ICMÊ fait la distinction entre activités favorables et défavorables au mieux-être. Bien qu’il soit en augmentation constante depuis 1994, son année de référence, sa croissance demeure bien en deçà de celle du PIB, ce qui indique que la qualité de vie des Canadiens ne croît pas au même rythme que l’économie nationale. L’ICMÊ a augmenté de 11 pour cent de 1994 à 2008, contre 31 pour cent pour le PIB. Un des éléments qui ralentit sa croissance est le temps consacré par les Canadiens aux activités de loisir et de culture, qui diminue au fil des ans. Les indicateurs mesurant l’état de l’environnement et l’aménagement du temps sont également en diminution, tandis que l’indicateur mesurant la santé a connu une croissance modeste. Le domaine de l’éducation a fait un bond de 18,7 pour cent, qui s’explique par la forte hausse des taux d’obtention d’un diplôme universitaire (47 pour cent). Les taux d’obtention d’un diplôme d’études secondaires ont également augmenté, et les étudiants canadiens ont obtenu de bons résultats aux évaluations internationales, même si leurs notes sont en baisse dans toutes les matières évaluées.
Selon M. Smale, le « principal message » est que le mieux-être des Canadiens s’est amélioré lors des 15 dernières années, mais pas autant que le suggère le PIB. « Certains signaux laissent croire que le Canada perd du terrain dans tous ces domaines exclus du PIB. » On constate également d’importants écarts relativement au sexe, à l’âge et à la région, mais M. Smale et d’autres chercheurs espèrent que l’ICMÊ ne sera pas utilisé pour établir un classement des régions. « Ce n’est pas l’objectif », précise-t-il.
Le Réseau de l’ICMÊ, qui a établi ses quartiers à l’Université de Waterloo, compte une trentaine de chercheurs affiliés à des universités de partout au pays. Le projet a été lancé en 1999 grâce à un financement de la Fondation Atkinson de Toronto. Les chercheurs souhaitent mettre à jour l’indice annuellement.
Le projet s’inscrit dans un mouvement mondial qui vise à trouver une façon de mesurer le progrès social au-delà de la richesse ou de la consommation. Des projets similaires sont en cours dans d’autres pays. En 2008, la France a mis sur pied une commission présidée par Joseph Stiglitz, récipiendaire d’un prix Nobel, chargée de trouver une nouvelle façon de mesurer le mieux-être. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a lancé récemment un indice baptisé « Vivre mieux », qui permet aux utilisateurs en ligne de comparer leur qualité de vie à celle des 34 pays membres de l’OCDE. Le Bhoutan a quant à lui adopté l’Indice du bonheur national brut.
Les chercheurs canadiens ont préféré la notion de « mieux-être », qu’ils considèrent comme un concept plus large et plus facilement mesurable que le bonheur. « Nous n’avons pas créé le premier indice du genre, mais nous avons sans doute créé le plus complet », estime M. Smale. L’OCDE considère l’ICMÊ comme un chef de file mondial. « Nous avons bien sûr l’ambition de porter l’ICMÊ à l’échelle mondiale un jour si d’autres pays emboîtent le pas. »