La résolution de dilemmes fait partie intégrante du travail d’administrateur. Ceux que j’ai aidés à résoudre sont surtout de nature locale et circonscrite, mais je suis également préoccupée par de profonds dilemmes qui se posent à l’échelle nationale. Celui auquel je réfléchis ces temps-ci touche les trois postes d’administratrice que j’ai occupés : ceux de doyenne aux études supérieures et postdoctorales et de vice-rectrice aux affaires internationales, ainsi que mes fonctions actuelles de vice-rectrice à la recherche. Pour résoudre celui-ci, il faudra toutefois plus d’un administrateur.
Le 9 avril dernier, la revue Proceedings of the National Academy of Science a publié un article passionnant sur les failles systémiques du secteur de la recherche biomédicale aux États-Unis. Les auteurs, Alberts, Kirshner, Tilghman et Varmus, tous des chercheurs de renom, décrivent un malaise qu’ils estiment de plus en plus présent dans le milieu des sciences biomédicales, et qui concerne les jeunes et brillants stagiaires en recherche qui pourraient se retrouver au chômage après leurs études doctorales et postdoctorales. Les auteurs expliquent en effet comment, après une période de croissance quasi constante, le financement de la recherche aux États-Unis ne suffit plus à répondre à la demande des laboratoires de recherche en pleine expansion. Ce sont les doctorants et les postdoctorants qui exécutent une bonne partie de la recherche menée dans ces laboratoires. Ainsi, les auteurs avancent que « le système forme davantage de scientifiques qu’il ne crée de postes pour eux dans les universités, au gouvernement et dans le secteur privé ». Cette mise en garde sérieuse nous pose un dilemme collectif.
De mon point de vue d’administratrice, je me suis posé la question suivante : Qu’est-ce qui pousse les universités et les chercheurs universitaires à former une relève aussi nombreuse?
Examinons un premier constat. Les trois organismes subventionnaires de la recherche au Canada demandent aux chercheurs de rendre compte du nombre de personnes hautement qualifiées (PHQ) qu’ils ont formées, et du rôle de celles-ci dans leurs projets de recherche passés et à venir. Il en va de même pour les Réseaux de centres d’excellence, pour certaines subventions de la Fondation canadienne pour l’innovation ainsi que pour les Chaires de recherche du Canada (CRC). Le succès d’une demande de subvention dépend donc de la mise en place d’un important et solide programme de formation de PHQ. J’ai d’ailleurs déjà lu l’évaluation d’une demande de renouvellement d’une CRC où les évaluateurs se disaient consternés que le chercheur ait été aussi productif en employant si peu d’étudiants aux cycles supérieurs. J’ai également vu des subventions refusées parce que le nombre d’étudiants participant au projet était insuffisant.
À ce constat s’ajoutent les diverses incidences qu’ont les effectifs d’étudiants aux cycles supérieurs sur les classements internationaux des universités. Le palmarès du Times Higher Education (THE), entre autres, comporte des critères directement liés à ces effectifs. En matière d’enseignement, qui représente près du tiers de la note globale, le ratio de doctorats décernés par rapport au nombre de professeurs compte pour six pour cent, tandis que le ratio de doctorats décernés par rapport aux baccalauréats compte pour 2,25 pour cent. Le nombre global d’étudiants par professeur vaut quant à lui 4,5 pour cent de la note au classement. Ce dernier ratio augmente évidemment lorsqu’une université hausse son effectif de doctorants tout en maintenant la stabilité de son effectif d’étudiants au premier cycle. Potentiellement, une augmentation du nombre de doctorants peut donc lourdement influer sur la portion de la note accordée à l’enseignement, qui n’est pas liée à la réputation de l’établissement. Un observateur cynique pourrait donc recommander aux universités qui souhaitent grimper dans le classement du THE de simplement accroître leur nombre de doctorants.
Examinons maintenant quelques chiffres. Le nombre de doctorants par professeur dans les universités canadiennes du groupe U15 se situe en moyenne à 1,8. Pourtant, lorsque j’étais doyenne aux études supérieures et postdoctorales, de 2000 à 2005, le Council of Graduate Schools (CGS) des États-Unis recommandait plutôt un ratio de six doctorants par professeur. Les étudiants au doctorat contribuent généralement à la productivité de la recherche, qu’on mesure par le nombre de publications et de citations et par les facteurs d’impact qui ont une importance considérable dans les classements internationaux. Qui a raison, les universités canadiennes ou le CGS?
Une dernière considération : plus de la moitié du financement du Conseil de recherche en sciences humaines est consacré à soutenir le talent (CRC et bourses d’études supérieures et postdoctorales). Plus des trois cinquièmes de ces sommes sont accordées aux étudiants aux cycles supérieurs et au postdoctorat. Cela signifie qu’un soutien considérable est offert aux étudiants, au détriment de la recherche. Est-ce la bonne démarche?
Ce dilemme nous concerne tous, qu’on soit administrateur universitaire, professeur ou étudiant. La question requiert une analyse, une réflexion et des solutions. Au moment d’entreprendre les recherches nécessaires pour trouver des solutions, nous devrons tenir compte des différences entre les disciplines, de l’ensemble des possibilités d’emploi, de l’évolution du marché du travail, de la fluctuation du climat économique et de la volonté politique de valoriser et d’appuyer l’économie du savoir.
Martha Crago est vice-rectrice à la recherche à l’Université Dalhousie.