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Tensions mondiales et équilibre délicat entre respect et libertés

Lors des conflits internationaux, les universités canadiennes se retrouvent à jongler avec la promotion de la libre expression, la protection de la liberté académique et la gestion des pressions externes.
par MOHAMED BERRADA
07 FEV 24

Tensions mondiales et équilibre délicat entre respect et libertés

Lors des conflits internationaux, les universités canadiennes se retrouvent à jongler avec la promotion de la libre expression, la protection de la liberté académique et la gestion des pressions externes.

par MOHAMED BERRADA | 07 FEV 24

L’université, en tant que lieu d’échange d’idées et de savoir, est confrontée à des défis complexes liés à la promotion de la liberté d’expression, la protection de la liberté académique et la lutte contre les propos discriminatoires. Ces défis sont accentués par des événements mondiaux tels que la situation au Proche-Orient, qui suscite des tensions parmi les étudiant.e.s et met en lumière la nécessité d’un équilibre délicat. Le conflit persistant, qui s’est de nouveau embrasé le 7 octobre dernier avec l’attaque armée du mouvement palestinien Hamas sur le territoire israélien, continue de faire des ravages avec un bilan tragique de plusieurs milliers de victimes. Les tensions ont traversé les océans pour s’inviter, entre autres, sur les campus du Canada, entraînant des manifestations passionnées de partisan.e.s des deux camps.

Comme tout conflit, les divergences d’opinions qu’éveille l’actuel affrontement et les manifestations qui les accompagnent interpellent le milieu universitaire sur la fine frontière entre la liberté d’expression et le vivre-ensemble sur les campus. Elles soulèvent également des questions fondamentales quant à la manière dont les universités canadiennes doivent gérer l’afflux massif d’étudiant.e.s en provenance de l’étranger, assurer la sécurité au sein de leurs enceintes, tout en préservant le respect de la diversité des idéologies présentes au sein de la communauté universitaire.

Se libérer des pressions externes

Dès le lendemain du 7 octobre, plusieurs universités canadiennes ont été le théâtre de vives tensions entre antagonistes, renforçant la nécessité pour ces établissements de clarifier leur position au moyen des communiqués. L’Université Concordia a été témoin le 8 novembre d’actes d’intimidation et de comportements intolérants, selon un communiqué de son recteur Graham Carr publié le jour-même, où il a également rappelé que « la grande majorité des membres de la communauté de l’Université Concordia, indépendamment de leurs points de vue politiques et idéologiques, ont travaillé avec diligence pour maintenir le calme et préserver l’intégrité de la vie universitaire en dépit d’événements extérieurs qui sont source d’anxiété et de tension extrêmes ».

Dans son communiqué, l’Université Western est restée évasive sur « la violence dans la région [du Proche-Orient] », déclarant : « alors que les citoyens d’Israël et de Gaza continuent de subir la violence au milieu du conflit en cours dans la région, les membres de la communauté de l’Université Western ressentent une profonde douleur ». En revanche, l’Université Waterloo a condamné directement « l’attaque terroriste répréhensible contre les civils israéliens ». L’Université de Toronto, exprimant initialement sa préoccupation pour les étudiant.e.s dans « la région du Moyen-Orient », a ultérieurement publié une déclaration condamnant explicitement la violence terroriste et « l’attaque contre la population civile d’Israël ».

« Les dirigeants universitaires sont parfaitement conscients que leurs campus sont le théâtre de guerres par procuration pour le conflit Israël-Palestine. »

Le philosophe et professeur de droit à l’Université McGill, Daniel Weinstock, qualifie les tensions qui se manifestent fréquemment en réaction aux déclarations des établissements de « palpables ». « Il semble y avoir une volonté de scruter de près et d’analyser de manière critique les déclarations émanant des instances universitaires telles que le recteur de l’Université, les doyens, etc. Certains considèrent que ces déclarations ne sont pas suffisamment sensibles aux souffrances vécues, créant ainsi une responsabilité pour les autorités universitaires de choisir leurs mots avec précaution », explique-t-il.

« Les dirigeants universitaires sont parfaitement conscients que leurs campus sont le théâtre de guerres par procuration pour le conflit Israël-Palestine », commente pour sa part Dax D’Orazio, boursier postdoctoral au Département de sciences politiques de l’Université Queen’s et chercheur associé au Centre d’études constitutionnelles de l’Université de l’Alberta. Cela signifie, selon lui, que les universités subissent une pression externe qui peut brouiller leur jugement et entraver la prise de décision basée sur des principes. « Les donateurs pourraient menacer de ne pas verser d’argent. Les politiciens pourraient attaquer leur leadership personnellement. Et les étudiants et les professeurs pourraient soutenir que l’expression légale crée néanmoins un environnement inhospitalier » ajoute-t-il.

M. D’Orazio souligne que le défenseur ou la défenseure de la liberté d’expression « ne sera jamais populaire », car il ou elle trouverait toujours des individus et des groupes qui préféreraient voir quelque chose laissée non-dit. Il soulève d’ailleurs « une réelle ironie » en Ontario. « Il y a quelques années, le premier ministre Doug Ford menaçait les universités de coupes de financement si elles n’autorisaient pas l’épanouissement de la liberté d’expression sur le campus. Au cours des dernières semaines, il y a eu d’innombrables cas et controverses sur les campus de l’Ontario qui soulèvent des questions liées à la liberté d’expression, et [Doug] Ford n’a pas dit un mot à ce sujet. »


À lire aussi : Le gouvernement Ford fait fi de sa propre politique sur la liberté d’expression


Professeure agrégée au Département de politique et d’administration publique de l’Université métropolitaine de Toronto, Sedef Arat-Koç, qui est aussi membre de l’École des études supérieures Yeates du même établissement, estime que les universités devraient défendre fermement la liberté académique sans céder à la pression, qu’elle soit exercée par des donateurs et donatrices ou des gouvernements. Elle craint que le gouvernement de l’Ontario ne commence à imposer ses directives aux universités, potentiellement restreignant certaines formes d’expression. « La liberté académique n’est pas un simple luxe; elle est ancrée dans les principes internationaux des droits de l’homme, essentielle non seulement pour les individus, mais aussi pour le rôle que les universités jouent dans la société. Elle vise à fournir un espace pour l’information, les débats et les solutions aux problèmes sociétaux. De plus, la liberté académique assure l’autonomie universitaire par rapport aux gouvernements et aux entités puissantes, préservant l’intégrité universitaire », détaille-t-elle.

Répercussions aux États-Unis et leçons pour le Canada

Au sud de nos frontières, trois universités ont particulièrement été touchées par les retombées des manifestations qui ont eu lieu sur leurs campus. En raison d’allégations d’antisémitisme sur son campus, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) s’est retrouvé au cœur de la plus grande controverse dans l’enseignement supérieur aux États-Unis au cours des 20 dernières années. Sa présidente, Sally Kornbluth, fait l’objet d’appels au congédiement depuis des semaines, des demandes qui se sont intensifiées en décembre dernier après la démission de la présidente de l’Université Harvard, Claudine Gay, après seulement six mois à ce poste, et de Liz Magill de l’Université de Pennsylvanie quelques jours auparavant. Les trois dirigeantes ont été critiquées pour leur performance lors d’une audience du Congrès américain le 5 décembre sur l’antisémitisme sur les campus. Elles avaient alors donné des réponses juridiques étroites à la question de la présidente de la commission qui voulait savoir si l’appel au génocide allait à l’encontre de la politique universitaire.

Le 18 décembre au Canada, cinq député.e.s du gouvernement libéral, dont Anthony Housefather ont demandé aux dirigeant.e.s de 27 universités si l’appel au génocide contre le peuple juif violait le code de conduite de leur établissement. Ce à quoi ils et elles ont répondu par l’affirmative, comme l’a rapporté M. Housefather le 24 janvier.

En analysant les réponses des différent.e.s dirigeant.e.s, on remarque que la majorité a choisi de rappeler aux député.e.s ses politiques pour assurer le respect et l’intégrité de toutes et tous. L’Université Brock estime qu’« un appel au génocide va à l’encontre (de ses) valeurs fondamentales d’intégrité et de respect de la dignité de chaque individu ». D’autres universités ont plutôt insisté sur la condamnation de toute forme de discours haineux et d’appels au génocide et ont réaffirmé que ces actes constituent une violation de leurs règlements.

M. Weinstock rappelle d’ailleurs que le contexte juridique canadien diffère de ce qui est appliqué aux États-Unis. « Au Canada, nous avons des limites claires à la liberté d’expression, notamment en ce qui concerne l’incitation à la haine et à la violence. La distinction entre la critique d’un groupe et l’incitation à la haine est importante dans notre jurisprudence. Il est possible que les Américains, en raison du Premier Amendement, soient plus enclins à défendre la liberté d’expression sans restriction. Cependant, au Canada, nous avons des balises juridiques qui reconnaissent les limites à ce droit, en particulier lorsqu’il s’agit d’incitation à la haine. » Le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras, a d’ailleurs mentionné dans sa réponse aux député.e.s que « les Chartes canadienne et québécoise et le Code criminel, qui condamnent l’incitation à la haine raciale ainsi que toute expression discriminatoire, s’appliquent sur nos campus et à tous les membres de notre communauté universitaire. Ces lois interdisent l’appel au génocide du peuple juif, du peuple palestinien, ainsi que de tout autre peuple ou groupe identifiable ».

Mme Arat-Koç ajoute que les attaques des républicain.e.s contre la liberté d’expression aux États-Unis sont aussi « une forme d’attaque contre les principes de l’équité, de la diversité et de l’inclusion (EDI) ». Cette perspective diffère du contexte canadien, où l’EDI est moins discuté, croit-elle.

Elle souligne cependant que certaines définitions normalisées au Canada pourraient poser problème. « Par exemple, la définition vague de l’antisémitisme selon l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste adoptée par le gouvernement canadien et les provinces pourrait limiter la liberté académique et la liberté d’expression. Certains exemples dans cette définition sont ambigus, comme considérer la critique d’Israël comme antisémite. De telles définitions larges diluent le sens réel de l’antisémitisme et entravent la lutte contre de véritables cas d’antisémitisme. Il est crucial d’examiner et de perfectionner de manière critique de telles lignes directrices pour garantir qu’elles n’entravent pas les discussions et les libertés essentielles. »

D’ailleurs, dans leurs réponses, les recteurs et rectrices sont resté.e.s prudent.e.s sur la question de savoir si l’interdiction de l’appel au génocide s’étendait aussi aux déclarations en faveur de l’« élimination de l’État d’Israël ». L’Université de Calgary a simplement répondu « oui » à la question, tandis que l’Université Carleton a ajouté que « de telles déclarations vont totalement à l’encontre (de ses) valeurs en tant qu’établissement et de (son) engagement à promouvoir une communauté respectueuse, compatissante et inclusive pour tous les membres ». L’Université du Manitoba a écrit que « l’appel à l’élimination de l’État d’Israël, ou de tout autre État, peut raisonnablement être interprété comme un appel à la violence contre les personnes au sein de cet État et constituerait ainsi une violation de (ses) politiques », et enfin, l’Université York estime que « l’appel au génocide contre le peuple juif, que ce soit en Israël ou dans la diaspora, constituerait une violation du Code des droits et responsabilités de (ses) étudiants ».

Responsabilité partagée

Comment les universités canadiennes peuvent-elles donc se prémunir des répercussions des conflits internationaux sur leurs campus et garantir le respect de la liberté académique? Le problème fondamental, selon M. D’Orazio, est que les universités sont généralement considérées comme des lieux où l’expression devrait jouir de la plus grande liberté. Toutefois, en raison des lois et des politiques qui s’y appliquent, l’expression y est effectivement limitée au-delà des bornes que l’on observe généralement au Canada, selon ses dires. Il ajoute que certaines de ces restrictions sont nécessaires pour que l’université accomplisse sa mission, comme empêcher la perturbation de ses opérations.

M. D’Orazio soutient que les universités n’ont pas besoin d’outils supplémentaires pour maintenir le bon équilibre entre l’expression et le préjudice, et que les tribunaux canadiens ont déjà accompli ce travail avec beaucoup plus de réflexion et de respect pour la loi que n’importe quelle université ne le fera jamais. Selon lui, il est crucial de ne pas trop étirer le concept de préjudice lorsque l’on rencontre une expression qui ne plaît pas. Il insiste sur le fait que le malaise et l’offense ne sont pas suffisants pour censurer les individus, surtout pas dans un environnement universitaire.

« Il est crucial que les personnes qui occupent des positions influentes au sein du monde universitaire encouragent un discours ouvert et respectueux tout en favorisant la pensée critique. »

Pour sa part, Mme Arat-Koç regrette la position délicate dans laquelle se retrouvent les professeur.e.s de sciences politiques, qui devraient jouer un rôle dans la promotion des discussions réfléchies  : « J’ai remarqué que les professeurs qui sont alignés sur les perspectives grand public ou gouvernementales manquent souvent de réflexion critique sur ces questions. Il semble aussi que ceux qui remettent en question les récits dominants sont contraints de défendre leurs positions et de constamment réfléchir à l’articulation constructive de leurs points de vue pour la paix et la justice. Il est crucial que les personnes qui occupent des positions influentes au sein du monde universitaire encouragent un discours ouvert et respectueux tout en favorisant la pensée critique ».

Pour M. Weinstock, les étudiant.e.s ont également leur place dans l’équation. « L’environnement dépend en grande partie de l’attitude et des actions des étudiants. Il est crucial de ne pas succomber à la simplification et aux amalgames faciles, et de faire des distinctions utiles entre les opinions et les positions des individus. » Et d’ajouter : « en tant que professeur de philosophie politique, je m’efforce d’enseigner aux étudiants à prendre du recul, à réfléchir avant de parler et à exercer un esprit critique sur leur propre pensée. Les étudiants doivent comprendre qu’ils ont une responsabilité dans la création de l’environnement sur leur campus et ces outils critiques peuvent les aider à naviguer dans des contextes complexes tels que le conflit israélo-palestinien ». Il tient d’ailleurs à saluer, l’initiative prise dans ce sens par l’Association des étudiants juifs en droit et l’Association des étudiants musulmans en droit de l’Université d’Ottawa, qui ont publié une déclaration commune. Dans sa présentation de cette déclaration sur LinkedIn, Shayna Horvath, membre de l’Association des étudiants juifs en droit, elle a écrit que « dans des périodes dures, il devient impératif de s’unir plutôt que de succomber aux forces divisives de la haine ».

Rédigé par
Mohamed Berrada
Mohamed Berrada est journaliste francophone pour Affaires universitaires.
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  1. Benymed Robson / 7 février 2024 à 19:39

    Très bon article, excellent même, merci beaucoup!