Caitlyn Ryall avait des doutes, et des peurs. Alors étudiante de troisième année en arts concrets et en design à l’Université OCAD, elle a pesé les pour et les contre d’un semestre d’études à l’Université de Southampton, située à Winchester, en Angleterre. D’un côté, le projet l’emballait et la fascinait – son père, un rédacteur touristique, lui avait transmis sa passion pour le voyage et une grande curiosité du monde. De l’autre, elle se heurtait à des difficultés importantes : les coûts faisaient peur (plus de 15 000 $), les démarches administratives initiales avançaient à pas de tortue, et elle n’était même pas certaine de pouvoir transférer des crédits. Sans compter que ce serait sa première expérience seule à l’étranger, sans ses amis et sa famille.
« Comme je vivais encore chez mes parents, c’était véritablement la première fois que je devais chercher un appartement et trouver des colocataires, explique l’étudiante. J’étais la seule de mon école à partir ainsi, et je pense que n’importe qui aurait été un peu nerveux de se lancer dans l’aventure complètement seul. » Au final, elle a tout de même fait le saut. « Mon enfance a été bercée par les histoires de voyage. Je crois que ça a été déterminant dans mon choix de partir », se souvient-elle.
Un très faible pourcentage d’étudiants canadiens prennent la même décision que Mme Ryall. Selon les plus récentes statistiques recueillies par Universités Canada (PDF), seuls 3,1 pour cent des étudiants à temps plein au premier cycle (soit environ 25 000) ont vécu une expérience internationale en 2014, une proportion peu élevée qui stagne depuis quelques années. Le Canada est à la traîne par rapport à l’Europe et à l’Australie, et le temps où le voyage à l’étranger était presque un rite de passage est révolu. En fait, les étudiants d’aujourd’hui, pressés d’obtenir leur diplôme et peu intéressés à s’aventurer à l’étranger, considèrent plutôt que c’est un luxe ou une perte de temps, selon les experts. Pourtant, même si les chiffres semblent stagner, certains établissements prennent des mesures pour rendre les séjours d’études à l’étranger de nouveau attrayants ou, du moins, accessibles.
Des études montrent pourtant que les séjours d’études à l’étranger sont bénéfiques, affirme Janine Knight-Grofe, gestionnaire de la recherche au Bureau canadien de l’éducation internationale (BCEI). Des sondages menés par le BCEI et Universités Canada révèlent que près de 90 pour cent des étudiants qui ont déjà effectué un séjour d’études à l’étranger estiment que leur expérience a contribué à leurs réalisations professionnelles, tandis que plus de 80 pour cent des responsables de l’embauche croient que la compréhension interculturelle et la connaissance d’un marché étranger sont des atouts concurrentiels pour leur entreprise. Par ailleurs, les anciens participants au programme de mobilité étudiante Erasmus – un programme de l’Union européenne qui offre des bourses d’études à l’étranger d’une durée de trois à 12 mois par cycle d’études – affichent un taux de chômage de 23 pour cent inférieur à leurs pairs cinq ans après l’obtention du diplôme. Soulignant que les échanges commerciaux internationaux représentent environ 60 pour cent du PIB du Canada, Mme Knight-Grofe voit également des avantages pour le pays à la mobilité étudiante à l’étranger : « Un nombre accru d’étudiants qui possèdent une expérience internationale se traduit par un Canada plus prospère. »
Amber Pearson, directrice principale du financement de l’éducation à la RBC, a pu constater les avantages d’elle-même. Dans un marché de l’emploi où l’offre surpasse la demande, les diplômés qui possèdent une expérience internationale se démarquent des autres candidats : « Les nombreux avantages se résument à un élément essentiel, la différenciation, a-t-elle observé. Devant une pile de CV de candidats qualifiés sortis des plus grandes écoles, l’employeur – qu’il s’agisse d’une PME ou d’une grande entreprise – optera pour le candidat qui sort du lot, et l’expérience internationale est une bonne façon de se démarquer. » Plus précisément, les étudiants qui ont séjourné à l’extérieur des frontières possèdent généralement une vision plus large et plus évoluée du monde, ce qui peut les aider à tisser des liens avec les clients au sein d’une multinationale, explique Mme Pearson. Ils ont également tendance à s’adapter plus facilement, une qualité utile pour remplir différents rôles dans un milieu professionnel.
« Ce qui importe d’abord et avant tout, c’est le degré de connaissance de soi et de maturité qu’une expérience internationale apporte aux étudiants, poursuit-elle. Faire l’épicerie ou se rendre du point A au point B quand on ne parle pas la langue locale, par exemple, fait naître un niveau de confiance qui se transpose dans le milieu de travail et favorise la réussite, peu importe le type d’emploi. »
Selon Geneviève Lépine, analyste principale, Recherche, politiques et relations internationales à Universités Canada, les obstacles aux séjours d’études à l’étranger évoqués par les étudiants (et par leurs parents et professeurs) sont multiples. Soulignant que le désir de ne pas quitter le nid familial est fort (seuls 10 pour cent des étudiants se rendent dans une autre province pour leurs études postsecondaires), Mme Lépine précise que le problème ne se situe pas au niveau de l’offre, puisque les écoles proposent une panoplie d’options intéressantes et de qualité.
Elle cite en exemples le programme d’échange north2north de l’Université Memorial, qui permet des séjours d’études dans un autre établissement membre du réseau University of the Arctic, ainsi que les programmes d’études sur le terrain en agroécologie à Cuba, et en architecture à Venise de l’Université Guelph. « Les universités canadiennes offrent une multitude de possibilités, mais ce sont parfois les étudiants qui manquent à l’appel, » constate Mme Lépine.
À l’ère des dettes d’études croissantes, il n’est pas étonnant que le principal obstacle aux séjours d’études à l’étranger cité par les étudiants soit l’argent. Si l’on tient compte des frais de scolarité (qui sont généralement beaucoup plus élevés pour les étudiants étrangers), du coût de la vie souvent plus élevé et du fait que les étrangers ne peuvent généralement pas travailler pour toucher un revenu d’appoint pendant leur séjour, il est vrai qu’un séjour d’études à l’étranger peut coûter cher. Mme Pearson, de la RBC, ajoute que la faiblesse du dollar canadien n’aide en rien, et que les étudiants doivent souvent assumer des dépenses inattendues pendant leur séjour à l’étranger. « Le simple fait de rentrer au pays pendant les vacances ou en cas d’urgence entraîne des coûts supplémentaires. »
Erin Williams, gestionnaire de programme à la Fondation Asie Pacifique du Canada, croit cependant que le problème n’est pas seulement une affaire de coûts. Si, dans certains pays, les « années sabbatiques » sont populaires, les parents nord-américains ne semblent pas accorder une grande valeur à l’acquisition d’une expérience internationale. « Un fait se dégage des conversations que nous avons eues : beaucoup de parents croient qu’un séjour d’études à l’étranger se résume à prendre des vacances et à visiter. Nous avons été surpris de constater le peu de soutien que les parents accordent à cette démarche. »
Selon certains experts, cette tendance serait caractéristique de la « génération papier bulle », une cohorte d’enfants élevés dans un environnement aseptisé et protégés de toute expérience potentiellement dangereuse. Mme Willians estime cependant que le principal facteur qui explique cette réticence envers les séjours d’études à l’étranger est l’importance que les étudiants (et leurs parents) accordent aux résultats. Aujourd’hui plus que jamais, ils veulent des retombées directes et concrètes.
« Il faut les convaincre des avantages, en leur expliquant par exemple que leur fils qui étudie en commerce aura plus de facilité à se trouver un emploi. » Elle ajoute que la réticence des étudiants s’explique parfois par une raison bien simple : ils hésitent à s’aventurer seuls dans le vaste monde. « C’est une expérience intimidante pour beaucoup. C’est une chose d’aller visiter grand-maman à Hong Kong tous les trois ou quatre ans, c’en est une autre de penser à se retrouver seul dans un pays étranger. »
Les universités tentent d’éliminer ces obstacles un à un, en commençant par les problèmes les plus pratiques. Vianne Timmons, rectrice de l’Université de Regina, explique que son établissement a opté pour une façon simple et efficace de rassurer ses étudiants qui séjournent à l’étranger : une ligne d’aide sans frais, accessible nuit et jour. « Il y a toujours quelqu’un au bout du fil pour les aider, dit-elle, que ce soit parce qu’ils ont perdu leur passeport ou qu’ils sont malades. »
Elle ajoute que son établissement souhaite alléger le fardeau financier grâce à un fonds de séjours d’études à l’étranger qui offre des bourses de 1 000 $ aux étudiants qui quittent le pays, que ce soit pour une semaine ou un semestre entier. Bien que l’Université de Regina ait envoyé des étudiants dans 26 pays au cours des cinq dernières années, Mme Timmons fait remarquer que certains groupes, surtout les Autochtones, sont sous-représentés. L’établissement tente d’y remédier au moyen d’une initiative ciblée. « Nous voulons que tous nos étudiants aient accès au programme d’études à l’étranger », dit-elle.
Diplômée de l’Université de Regina, Cassie Fisher compte parmi les étudiants autochtones qui ont participé au programme. Elle constate aujourd’hui que son expérience profite à ses propres élèves. Aujourd’hui enseignante à des élèves de la sixième à la huitième année à l’école communautaire Seven Stones de Regina, Mme Fisher a étudié pendant plusieurs semaines aux côtés d’Autochtones à l’Université interculturelle de l’État de Mexico. Malgré sa nervosité initiale, elle se souvient que son séjour dans ce campus étranger lui a en fait donné l’impression de se retrouver chez elle. Les traditions qu’elle y a découvertes, comme la suerie ou la cérémonie de purification, lui étaient très familières. Elle en a appris beaucoup sur le combat commun des Autochtones du Mexique et du Canada contre la décolonisation et a pu voir comment des éléments autochtones peuvent être intégrés aux programmes d’études.
« Ils travaillent fort pour se réapproprier leur culture et y parviennent très bien. » Elle ajoute qu’elle a été en mesure d’intégrer les leçons qu’elle a apprises dans sa propre classe, majoritairement composée d’élèves métis et des Premières Nations. « Mes élèves ont une vision élargie du monde, et j’espère leur donner envie de voyager et de découvrir différentes cultures. »
Néanmoins, certains obstacles demeurent difficiles à surmonter, comme les interminables problèmes bureaucratiques de transfert de crédit dont beaucoup d’étudiants se plaignent. « Les étudiants craignent de ne pouvoir transférer leurs crédits à leur retour au pays ou de perdre une année d’études, explique Ken Steele, analyste en recherche sur l’enseignement supérieur et fondateur d’Eduvation et de l’Academica Group. Il faut donc améliorer les pratiques au sein des établissements. »
Selon Mme Lépine, les universités font des progrès sur d’autres plans importants. Les dirigeants universitaires invitent le gouvernement à respecter les recommandations formulées en 2012 par le Comité consultatif sur la stratégie internationale en matière d’éducation de créer un Programme de mobilité internationale qui, d’ici 2022, permettrait annuellement à 50 000 étudiants canadiens d’aller étudier à l’étranger ou de participer à toute autre activité d’apprentissage. Les chefs de file dans ce domaine encouragent également les séjours d’études de courte durée à l’étranger.
« Les séjours qui durent moins d’un semestre sont moins intimidants, car ils sont plus faciles à planifier et moins coûteux, explique Mme Lépine. Ils peuvent donner un avant-goût d’une expérience d’études à l’étranger de plus longue durée. Par exemple, nous avons constaté que les étudiants qui effectuent un court séjour sont plus susceptibles de suivre un programme d’études entier à l’étranger par la suite. »
Les experts croient également que la mobilité étudiante à l’étranger doit pouvoir compter sur de fervents défenseurs au sein des établissements. À l’Université Western, c’est le recteur, Amit Chakma, qui remplit ce rôle et invite d’autres membres de son établissement à promouvoir les expériences internationales. Sous sa direction, l’établissement a lancé il y a deux ans, à l’instar de l’Université de Regina, un programme qui permet à tout étudiant de deuxième année dont la moyenne est supérieure à 80 pour cent de recevoir à sa troisième année une bourse de 1 000 $ pour aller étudier à l’étranger.
« La bourse de 1 000 $ ne suffit pas à financer l’aventure, mais elle envoie un signal important, croit M. Chakma. Il souligne d’ailleurs que la bourse a permis, après seulement deux ans d’existence, de faire passer le pourcentage d’étudiants de l’Université Western qui effectuent un séjour d’études à l’étranger au-dessus de la moyenne nationale. Il ajoute qu’il a pour objectif de mieux faire connaître les programmes offerts et d’inciter les professeurs à emmener leurs étudiants hors du pays, que ce soit pour de courts séjours ou pour effectuer du travail sur le terrain, une expérience qui donne lieu à un financement supplémentaire de l’Université. Comme plusieurs autres, l’Université Western a créé un programme appelé Alternative Reading Week, dans le cadre duquel des professeurs permettent à des étudiants de vivre des expériences culturelles à l’étranger pendant la semaine de lecture.
Tout en admettant que les obstacles aux études à l’étranger puissent sembler difficiles à surmonter, M. Chakma invite les étudiants à voir au-delà des difficultés immédiates. Par exemple, même si certains crédits ne sont pas reconnus de retour au pays, l’expérience en soi et les retombées en matière d’apprentissage en valent la peine.
M. Steele, d’Eduvation, ajoute que la solution à certains des plus grands problèmes mondiaux réside peut-être dans notre capacité à permettre à plus d’étudiants de séjourner à l’étranger. « Qu’il soit question de réchauffement climatique, de ralentissement économique ou de crise des réfugiés, il est important de savoir que nous habitons tous la même planète. Nous devons amener les étudiants à quitter leur confort et à découvrir le point de vue d’autres cultures. »
L’expérience à l’étranger de Mme Ryall a sans contredit modifié le cours de sa vie. Après son semestre à Winchester, elle a choisi de partir de nouveau, cette fois pour effectuer une partie de sa quatrième année dans une entreprise de design de Copenhague, où elle a travaillé sur un projet de lits pour enfant. Pendant l’aventure, elle a créé sa propre marque, a commencé à vendre ses créations dans un marché et a même été sollicitée pour la vente au détail. Elle prévoit donc retourner au Danemark après l’obtention de son diplôme pour poursuivre sur sa lancée. « Mon expérience à l’étranger m’a permis d’acquérir des compétences qui ne sont pas transmises en classe. Elle m’a également permis de découvrir ce que je voulais faire. Les deux fois, je suis revenue au pays avec une idée plus claire de l’avenir et de la façon d’atteindre mes objectifs. »