Les dernières années ont été houleuses pour l’enseignement postsecondaire à l’Île-du-Prince-Édouard. Depuis 2020, les tuiles s’abattent sur l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, la seule université de la province : des allégations d’inconduites à l’endroit de son recteur, une grève du corps professoral et la publication d’un rapport incriminant sur le climat de travail de l’établissement, en plus des répercussions du dévastateur ouragan Fiona, tout cela sur fond de pandémie.
« Ç’a été une période assez tumultueuse pour l’Î.-P.-É. », affirme Michael Arfken, président de l’association des professeur.e.s de l’Université. « Lorsque j’assiste à des activités de [l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université], j’ai toujours les meilleures histoires à raconter, ce qui n’est pas nécessairement positif. »
« Nous avons assurément traversé une période de turbulences et de changements. »
La province compte quatre établissements postsecondaires : l’Université, le Collège Holland, le Collège de l’Île et le Collège chrétien des Maritimes (un établissement privé). Selon Statistique Canada, environ 8 600 personnes poursuivent des études postsecondaires, dont la majorité au niveau universitaire. La croissance de l’infrastructure, de la population étudiante et de l’offre de programmes de l’Université a été éclipsée par les allégations d’inconduite à l’endroit du recteur Alaa Abd-El-Aziz, sa démission et la publication du rapport d’enquête indépendante qui a suivi.
Une démission et un rapport accablant
En décembre 2021, le recteur de l’établissement a quitté ses fonctions en invoquant des problèmes de santé. Peu de temps après, l’Université a mandaté le cabinet d’avocat.e.s torontois Rubin Thomlinson pour enquêter sur les allégations qui pesaient sur M. Abd-El-Aziz et effectuer un examen des politiques et des pratiques de l’établissement en matière de harcèlement et de discrimination en milieu de travail. Le rapport de 112 pages, intitulé University of Prince Edward Island Review, a été publié en juin 2023. « Son contenu est assez accablant », estime M. Arkfen. Le document, qu’on surnomme le rapport Rubin Thomlinson, conclut que « l’Université n’offre pas un environnement de travail et d’enseignement sécuritaire, respectueux et positif aux membres de sa communauté » et qu’elle « n’incarne pas ses valeurs d’inclusion, d’équité et de réconciliation, et plus précisément, qu’elle ne remplit pas son engagement à offrir un « traitement juste » et à favoriser des « relations respectueuses » ».
Si plusieurs ont accueilli avec étonnement les conclusions du rapport, M. Arfken indique que « les dirigeant.e.s de syndicats constataient déjà au quotidien les effets du climat de travail. C’était plutôt le fait que l’administration a senti qu’elle devait agir pour remédier à la situation qui faisait changement ».
La crise déclenchée par la publication du rapport a été majeure. La vice-rectrice aux finances et à l’administration a été mise en congé administratif le dernier jour avant que le rapport soit rendu public et en octobre, l’Université a annoncé qu’elle n’était plus en poste. Le président du conseil d’administration a démissionné en avançant le besoin de sang neuf. Le premier ministre de la province a même commenté l’affaire à l’Assemblée : « Le rapport publié hier par l’Université nous trouble profondément et ébranle la confiance que nous nous devons d’avoir à l’égard d’un établissement aussi important. » Il a souligné que le rapport met en lumière ce qui « s’apparente à un véritable système de comportements terribles » et est même allé jusqu’à affirmer que, selon sa lecture, « la sécurité de la population étudiante était en péril ».
Une semaine après la publication, l’Assemblée provinciale a adopté deux textes législatifs en lien avec l’affaire. Le premier place les établissements d’enseignement postsecondaires de l’Î.-P.-É. sous la gouverne de la protectrice des citoyen.ne.s de la province. Le second menace de réduire le financement provincial de l’Université si des mesures ne sont pas prises pour résoudre les problèmes dont le rapport fait état.
L’Université a bien accueilli la protectrice des citoyen.ne.s, indique Gregory Keefe, recteur par intérim et vice-chancelier de l’établissement depuis décembre 2021. « Cela implique essentiellement l’ajout d’un mécanisme d’appel additionnel pour celles et ceux qui croient ne pas avoir reçu le traitement approprié en regard de nos processus internes », explique-t-il. L’Université a également commencé à se pencher sur les problèmes mis en lumière dans le rapport, qui, souligne M. Keefe, contient une liste de recommandations. « L’une d’entre elles porte sur la culture d’écoute au sein de l’établissement et suggère de solliciter la rétroaction des gens. Nous avons déjà adopté certaines mesures en lien avec le rapport, mais nous voulons d’abord mettre en place un processus consultatif avant de poursuivre. » Une assemblée et un forum du personnel ont eu lieu, un comité consultatif pour le plan d’action a été formé et une série de séances d’écoute sont prévues. L’Université a également entrepris un examen de la gouvernance et le conseil d’administration voit déjà une amélioration avec le remplacement de sa présidence ainsi que l’arrivée de plusieurs nouvelles recrues.
M. Arfken estime toutefois que l’établissement peut en faire davantage. « J’ai l’impression qu’on ne consulte pas assez les syndicats dans le processus, déplore-t-il. Je crois qu’il y aurait moyen de faire preuve de plus de transparence et qu’il faudrait adopter une approche qui tient davantage compte des traumatismes lorsque vient le temps de consulter la communauté à ce sujet. Nous continuerons de faire part de nos préoccupations. »
Parallèlement, le rapport ne semble pas avoir fait une grande impression sur la population étudiante. Camille Mady, présidente du syndicat étudiant de l’Université, souligne qu’un sondage a été envoyé quelques jours après la parution du rapport. « Nous n’avons reçu que quatre réponses, dont deux qui attaquaient le syndicat pour d’autres problèmes, explique-t-elle. Nous avons réalisé que la plupart des propos du rapport qui venaient des étudiant.e.s ne concernaient pas le climat toxique, mais plutôt les problèmes sur le campus liés au [bureau de prévention et d’intervention en matière de violences sexuelles]. » Mme Mady indique que les déclarations contenues dans le rapport appelaient à la création d’un nombre accru de ressources pour lutter contre la violence sexuelle sur le campus et que le syndicat étudiant prévoit de lancer des initiatives en ce sens avec l’aide du gouvernement provincial.
« On constate beaucoup de problèmes en lien avec la gouvernance collégiale et les processus administratifs établis. »
Dans une réponse envoyée à Affaires universitaires, une personne représentant le ministère de la Main-d’œuvre, des Études supérieures et de la Population, l’entité gouvernementale provinciale responsable de l’enseignement supérieur, a souligné que « les changements des derniers mois observés à l’Université sont positifs et que d’autres sont vraisemblablement à venir ». Elle a ajouté que « le ministère communique régulièrement avec la direction de l’Université pour assurer un suivi des progrès et qu’il compte offrir l’aide du gouvernement pour résoudre adéquatement les problèmes soulevés dans le rapport ».
La grève des professeur.e.s du printemps 2023 n’a pas du tout facilité les choses. M. Arfken soutient qu’elle portait principalement sur la santé, la sécurité et la protection des membres du corps professoral. « Plus de la moitié des membres de notre syndicat sont employé.e.s contractuellement. Nous voulions donc qu’elles et ils aient droit à une protection accrue et des salaires plus élevés, entre autres choses. Avant et pendant la grève, l’Î.-P.-É. avait le plus haut taux d’inflation au pays et dans ce contexte économique particulier, nos demandes visaient à faire suivre les salaires et à obtenir au passage quelques gains en matière d’équité, de diversité et d’inclusion. » La grève a duré 26 jours et s’est conclue par une entente une semaine avant la fin du trimestre. « Nous n’avons pas eu gain de cause sur tous les fronts, mais nos principales demandes ont été acceptées. L’offre reçue était plutôt juste et raisonnable, précise M. Arfken. C’est une fierté pour nous en tant que syndicat. »
La santé en priorité
Pendant la grève, les contribuables de l’Î.-P.-É. ont confié un second mandat au Parti progressiste-conservateur. Après l’élection, le portefeuille de l’enseignement supérieur est passé du ministère de l’Éducation à celui de la Main-d’œuvre, des Études supérieures et de la Population. Dans une déclaration, le nouveau ministère a reconnu que « plusieurs secteurs et employeurs font face à des pressions liées à la main-d’œuvre. Ainsi, le fait d’inclure l’éducation postsecondaire au sein du ministère permettra de créer une plus grande synergie entre les programmes d’études supérieures et les besoins du marché du travail. » M. Keefe indique que l’incidence de ce transfert est minime. « Nous collaborons de belle façon avec le gouvernement provincial. Le ministère qui était autrefois chargé des affaires de l’Université était assez similaire. » Si les ministre et sous-ministre ne sont pas les mêmes, les membres de la direction et du personnel avec lequel l’Université faisait affaire sont passés au nouveau ministère.
La plateforme du Parti progressiste-conservateur promettait l’abolition des droits de scolarité pour les ambulancières paramédicales et ambulanciers paramédicaux, ainsi que pour les infirmières et infirmiers auxiliaires autorisé.e.s, en échange de deux ans de service. L’annonce en août 2023 du programme associé à cette promesse a concrétisé la chose. M. Keefe souligne que l’éducation dans le domaine de la santé est une priorité du gouvernement actuel. « Cela s’explique par le fait que l’Î.-P.-É. a de grands besoins dans ce domaine, comme c’est le cas ailleurs au pays. Le programme de soins infirmiers a bénéficié d’investissements pour son développement. Le gouvernement injecte également des fonds dans la construction d’une école de médecine sur le campus. »
La création de cette nouvelle école a été annoncée en octobre 2021. Elle est le fruit d’un partenariat entre l’Université et l’Université Memorial. « Il s’agira d’abord d’un programme de l’Université Memorial, car les délais pour obtenir les autorisations nécessaires et ainsi être en mesure d’offrir un diplôme conjoint des deux universités sont d’au moins un an, explique M. Keefe. Par conséquent, à partir de 2025, l’école sera considérée comme un programme hors campus de l’Université Memorial. » La construction du pavillon est en cours. Le projet de 48,8 millions de dollars est financé par les gouvernements fédéral et provincial ainsi que l’Université.
Contraintes liées au financement
Sur le plan du financement global pour l’exploitation, M. Keefe note que « la province a mieux réussi que d’autres à suivre l’évolution des coûts, mais n’a pas réussi à égaler l’augmentation des coûts sur le campus ». Il souligne qu’en général, le financement augmente de 2 % par année, mais l’année dernière, il a plutôt augmenté de 4 %. Toutefois, l’Université n’a jamais conclu d’entente de financement à long terme avec le gouvernement. « Une entente d’au moins trois ans serait souhaitable, d’autant plus que la convention collective a une durée de quatre ans [rétroactive en 2022], précise-t-il. Nous connaissons l’ampleur de la hausse des coûts que nous subirons; le soutien de nos partenaires financiers est donc essentiel pour notre avenir. »
L’Université abrite également le Collège vétérinaire de l’Atlantique, qui reçoit du financement des provinces de l’Atlantique. M. Keefe, qui est également un ancien doyen du Collège, explique que conformément à cette entente de financement interprovincial, le Collège vétérinaire n’a obtenu qu’une augmentation de 1 % annuellement au cours de la plus grande partie de la dernière décennie. « L’entente de 10 ans, qui vient à échéance en 2024, a causé des problèmes budgétaires à l’établissement pendant plusieurs années. La médecine vétérinaire subit actuellement la même pénurie de main-d’œuvre que le secteur de la santé. Il y a un manque criant de vétérinaires dans la province. Heureusement, des discussions sont en cours sur ce que les provinces peuvent faire pour soutenir les programmes de médecine vétérinaire. »
Le montant du financement n’est pas tout : encore faut-il qu’il soit octroyé aux bonnes fins, explique pour sa part M. Arfken. « Dans les dernières années, l’administration et le conseil d’administration de l’Université ont surtout eu tendance à financer de nouveaux projets. Les programmes déjà en place et les infrastructures existantes ne jouissent pas d’un soutien aussi fort. »
Les étudiant.e.s de la province sont aussi aux prises avec des problèmes financiers associés surtout au logement et au coût de la vie, selon Mme Mady. « Nous recevons énormément de courriels exposant ces enjeux. Notre banque alimentaire est de plus en plus fréquentée. Les ressources d’aide financière à notre disposition pour soutenir les étudiant.e.s sont insuffisantes », explique-t-elle. En janvier 2023, le taux d’inoccupation des logements locatifs à l’Î.-P.-É. s’établissait à 0,8 %. « La construction de résidences dans le cadre des Jeux du Canada a quelque peu allégé le fardeau, précise-t-elle, mais le problème de l’abordabilité demeure. Les étudiant.e.s avec peu de moyens sont souvent forcé.e.s de baisser leur niveau de vie ou de trouver un logement à l’extérieur de la ville. Nous cherchons des façons d’augmenter l’offre de logements abordables. »
La suite des choses
Alors que l’Université doit se pencher sur les recommandations du rapport Rubin Thomlinson, gérer ses nouvelles facultés et assurer le fonctionnement général de l’établissement, l’association des professeur.e.s. s’inquiète du nombre élevé de postes de direction qui sont actuellement intérimaires. « Les personnes en poste aux décanats, aux vice-rectorats et même au rectorat exercent leurs fonctions par intérim. On constate donc beaucoup de problèmes en lien avec la gouvernance collégiale et les processus administratifs établis, se désole M. Arfken. Ces personnes ne sont pas passées par les mécanismes d’embauche officiels. »
Selon M. Keefe, même si certaines embauches ont été retardées par la pandémie, la plupart des postes de décanat sont pourvus depuis le début de l’automne. La recherche pour le poste de chef d’établissement a quant à elle commencé en mai de cette année et un appel de candidatures a été lancé en septembre.
Qu’en est-il des dernières années? « J’ai discuté avec plusieurs personnes à ce sujet dans les derniers mois, affirme M. Keefe. Quand je suis devenu doyen en 2015, j’avais déjà connaissance de certaines difficultés ou plutôt certains défis auxquels faisait face l’Université. Je ne sais si c’est à cause du nouveau rôle que j’occupais, mais j’avais l’impression que ces enjeux prenaient de l’ampleur. À la lumière du rapport, je crois que c’était réellement le cas et que c’était dû au style de gestion de l’administration précédente. Nous avons assurément traversé une période de turbulences et de changements. »