La chambre d’Yvonne Ko, située sur le campus de Vancouver de l’Université de la Colombie-Britannique, est si exiguë qu’il lui suffirait presque d’écarter les bras pour en toucher les murs opposés. Cet espace de 120 pieds carrés comprend une salle de bain, un lit escamotable qui lui sert aussi de bureau, et une minicuisine.
Mme Ko ne s’en plaint pas. Venue de Toronto pour étudier le cinéma, elle est prête à vivre dans ce que l’Université appelle un « nanoappartement », tant qu’elle en tire des avantages : seulement 750 dollars de loyer par mois, les cours et autres activités à quelques minutes à pied, et un immeuble doté de salles de jeux et de détente, d’un jardin privé avec vue sur le campus et même d’une buanderie. Malgré sa petitesse, elle préfère ce logement à l’idée d’habiter dans un sous-sol quelque part à l’extérieur du campus.
« En logeant dans une résidence étudiante, je me suis sentie davantage soutenue. On a accès à tellement de services », explique-t-elle. Elle pointe la tour de l’horloge de l’Université et la nouvelle salle d’entraînement pour les étudiants, qu’on voit depuis la fenêtre de sa résidence pour étudiants en échange construite il y a deux ans, tout en expliquant comment elle range ses affaires dans une chambre pas forcément plus grande qu’à l’hôtel (elle empile ses effets avec créativité et mise sur les boîtes de rangement en plastique).
Mme Ko n’est pas la seule étudiante à y voir une aubaine. En effet, des dizaines d’autres figurent sur la liste d’attente pour obtenir l’un de ces 71 appartements, raconte Andrew Parr, vice-président responsable du logement et des services à la communauté à l’Université de la Colombie-Britannique. Les résultats des sondages réalisés auprès des anciens locataires montrent que ces appartements sont appréciés et qu’ils ont fait l’objet d’une conception méticuleuse afin d’offrir aux étudiants ce qu’ils recherchent le plus. « La combinaison lit-bureau est une des caractéristiques clés », analyse-t-il.
« La demande de résidences étudiantes ne cesse d’augmenter. »
L’Université prévoit créer d’autres nanoappartements et l’Université Ryerson voudrait s’en inspirer pour son prochain projet de résidence étudiante. Ce n’est qu’une des nombreuses solutions envisagées par les universités et les collèges du pays pour pallier le manque de logements qui prend les étudiants en étau. Il s’agit là d’une dimension de la vie étudiante aussi importante que les notes, les droits de scolarité et les examens.
Certains établissements d’enseignement supérieur explorent activement les moyens de faire de la place à leurs étudiants, à travers leurs propres projets ou en partenariat avec des promoteurs privés. Parfois, ils s’arment de créativité pour exploiter judicieusement leurs installations, en construisant par exemple des logements au-dessus de nouveaux pavillons universitaires, comme le fait l’Université Ryerson. Quelques-uns ont même acheté et reconverti des hôtels.
L’Université de la Colombie-Britannique cherche à faire passer sa capacité d’accueil de 12 000 lits, déjà un record au Canada, à 17 300 d’ici 2030. L’Université de Toronto, elle, a élaboré un plan visant à tirer parti de son énorme terrain pour construire plus de résidences étudiantes. Elle vise une augmentation conséquente de sa capacité de logement, qui est actuellement de 8 400 lits, surtout dans ses campus de banlieue. Le dernier d’une longue liste de projets de l’université torontoise a démarré en décembre dernier. « Quatre nouvelles résidences sont en construction, pour ajouter plus d’un millier de lits au campus St. George et 750 lits au campus de Scarborough dans les années qui viennent, et d’autres logements sont prévus pour le campus de Mississauga », confie Josh Mitchell, directeur du Service des immeubles de l’Université. « Grâce à sa stratégie immobilière “Quatre Coins”, l’Université souhaite répondre à la forte demande en ajoutant un peu plus de 4 000 places pour les étudiants, les professeurs et le personnel d’ici 10 à 15 ans, rien que sur son campus du centre-ville. »
Même à l’Université Ryerson, reconnue pour être surtout fréquentée par des étudiants locaux, la pression monte pour offrir plus de logements. « La demande de résidences étudiantes ne cesse d’augmenter », affirme Valérie Bruce, directrice du logement étudiant et du bien-être de la communauté à l’Université Ryerson. L’Université, qui n’offrait que 850 lits il y a quelques années, en compte maintenant 1 150, un chiffre qui augmentera encore.
Beaucoup d’établissements postsecondaires vont devoir en faire plus. S’il est difficile de mettre la main sur des statistiques fiables concernant le poids de l’offre de logement dans le choix des étudiants quant à leur établissement d’enseignement, nombreux sont ceux qui y voient une corrélation. D’ailleurs, ces établissements ne sont pas les seuls à se poser la question du logement étudiant, qui touche des villes entières et beaucoup de leurs résidents, qu’ils soient étudiants ou non.
Ayant observé les carences du marché canadien, le secteur privé de l’immobilier – ainsi qu’au moins une organisation à but non lucratif québécoise novatrice – s’implique de plus en plus. À l’automne 2021, le manque de logement s’est particulièrement fait ressentir. Des dizaines de milliers d’étudiants sont retournés sur les campus et se sont heurtés à la très grande difficulté de se trouver un logement. Une réalité aggravée par les restrictions sanitaires qui ont poussé les universités à réduire leur nombre de lits disponibles. De Halifax à Montréal, de Toronto à Edmonton, et surtout à Vancouver et à Victoria, les histoires d’étudiants en difficulté face à cette crise historique de l’immobilier se sont multipliées. « Nous en entendons parler de plus en plus souvent depuis deux ans », témoigne Bipin Kumar, représentant des étudiants étrangers et vice-président du conseil d’administration du bureau national des étudiants des cycles supérieurs de la Fédération canadienne des étudiantes et étudiants (FCEE).
Une crise d’envergure nationale
Les villes qui accueillent des étudiants chaque année pourraient croire qu’il s’agit d’un problème local, mais les statistiques montrent que la crise du logement touche le pays dans son ensemble et que ces situations reposent sur quelques facteurs de base.
Le premier facteur important, c’est la somme que doivent générer les droits de scolarité, et par extension les étudiants étrangers qui paient plus cher, pour que les universités puissent atteindre leurs objectifs budgétaires lorsque les subventions gouvernementales ne suffisent plus. Le deuxième facteur est le nombre d’étudiants étrangers que les villes universitaires canadiennes tentent d’attirer pour atteindre ces objectifs. Un rapport de Statistique Canada publié en 2020 met ces deux facteurs en exergue. « L’analyse précédente a révélé que le recours des universités aux droits de scolarité comme source de revenus s’est accru au cours des 10 dernières années et que les étudiants étrangers, qui paient des droits de scolarité beaucoup plus élevés que les étudiants canadiens, sont un élément important de cette croissance. Les étudiants étrangers ont en effet contribué à une proportion approximative de 40 % de tous les droits de scolarité et ont généré près de 4 milliards de dollars de recettes annuelles pour les universités canadiennes en 2018-2019 », peut-on lire dans le rapport.
À l’instar de rapports antérieurs de Statistique Canada, celui-ci montre que le nombre d’étudiants étrangers de certaines provinces a doublé entre 2015 et 2020 et triplé depuis 2008. Dans les universités canadiennes, ces derniers sont maintenant responsables de l’essentiel de l’augmentation des inscriptions. En Ontario, le nombre d’inscriptions d’étudiants étrangers est passé de 96 000 à presque 193 000 dans cette période de cinq ans. La Colombie-Britannique détient quant à elle le deuxième record d’augmentation, ayant vu le nombre d’étudiants étrangers passer de 45 000 à près de 71 000.
Bon nombre de ces étudiants se sont installés dans des villes déjà touchées par la crise du logement. Dans certains quartiers, cette arrivée massive peut avoir des répercussions de taille, que les experts appellent « l’étudiantification ». « Les étudiants cherchent des logements abordables, ce qui pousse les foyers modestes à chercher ailleurs », explique Steve Pomeroy, un expert-conseil en immobilier qui a enquêté pour le compte d’universités sur l’économie du logement étudiant et les besoins croissants en la matière.
Contrairement à leurs homologues canadiens, peu d’étudiants étrangers peuvent partager un logement avec leur famille tout en étudiant. Des données recueillies par Utile, une organisation à but non lucratif québécoise qui s’intéresse à ce problème, montrent qu’entre 60 et 70 % des étudiants canadiens sont locataires, comparativement à 100 % des étudiants étrangers. M. Kumar, de la FCEE, pense que les étudiants étrangers ne jouent qu’un rôle mineur dans cette crise. Ils en souffrent toutefois davantage, car les propriétaires leur demandent souvent des références canadiennes ou des garanties de revenu, qui sont particulièrement difficiles à obtenir dans leur situation.
Données manquantes
D’après Laurent Levesque, cofondateur et directeur général d’Utile, le problème des logements étudiants est méconnu, et ce, malgré tout le bruit qu’engendre la crise de l’immobilier. « Les résultats du recensement ne représentent pas assez bien les étudiants ni leurs besoins. Les données sur le logement ne tiennent pas compte des étudiants, soutient-il. C’est difficile de faire des progrès sur la question sans données fiables. »
Comme ce problème suscite de plus en plus d’intérêt, la situation évolue. Un rapport de 2019 de la Banque canadienne impériale de commerce (CIBC) révèle que la Société canadienne d’hypothèques et de logement a systématiquement mal estimé la situation du logement étudiant, notamment en ne mentionnant pas les 300 000 logements nécessaires pour y répondre. Les quelques investisseurs privés dans le secteur des résidences étudiantes, de plus en plus nombreux, partagent cet avis. « Une grave pénurie de logements étudiants frappe le Canada », observe Derek Lobo, président-directeur général de SVN Rock Advisors, une entreprise qui établit des liens entre les promoteurs privés de ce secteur et les établissements qui veulent plus de lits.
Selon lui, on ne compte qu’un total de 120 000 places pour les étudiants sur les campus canadiens, et seulement environ 40 000 hors campus, dont 20 000 se trouvent entre Kitchener et Waterloo, en Ontario. Une proportion bien plus faible que dans d’autres pays convoités par les étudiants étrangers. Les chiffres rapportés par la société de placement immobilier Alignvest Student Housing REIT sont semblables. La société estime que les logements étudiants du Canada ne peuvent accueillir qu’environ 3 % de la population étudiante du pays, contre 20 à 30 % au Royaume-Uni et aux États-Unis. D’après les données d’Utile, environ 1,3 des 1,5 million d’étudiants canadiens se logent grâce au marché locatif privé.
M. Lobo et Trish MacPherson, associée d’Alignvest, rappellent que le phénomène ne touche pas que les grandes villes. « La plupart des gens pensent que les étudiants étrangers se concentrent dans les grandes universités. En réalité, ils vont là où ils reçoivent une offre d’admission », explique M. Lobo. C’est pourquoi sur l’Île-du-Prince-Édouard, par exemple, presque 30 % des étudiants viennent de l’étranger, et la crise ne les épargne pas. C’est aussi pourquoi Alignvest s’intéresse à l’offre immobilière de villes ontariennes comme Hamilton et Oshawa, et pas seulement à celle de Toronto.
Le peu d’activité des promoteurs dans ce secteur de l’immobilier fait partie du problème. « Au Canada, le secteur du logement étudiant en est encore à ses balbutiements », estime Brian Flood, vice-président chez Cushman & Wakefield, qui vient de publier un rapport sur le sujet. « Pourtant, il intéresse beaucoup les investisseurs. »
Ces derniers, tout comme de nombreux analystes, n’ont pas mis longtemps à se rendre compte qu’il s’agit du seul type de logement à bas prix qui peut s’avérer rentable. Si les investisseurs et les promoteurs immobiliers s’entendent sur l’impossibilité de créer des logements abordables pour le grand public sans subventions, ils voient les logements étudiants d’un autre œil.
Puisqu’ils ne s’engagent qu’à court terme, les étudiants sont prêts à vivre dans des appartements d’une taille qui n’intéresserait pas un locataire à vie. Ce roulement permet donc de revoir régulièrement les loyers à la hausse, un avantage de plus par rapport aux logements à long terme, dont les augmentations annuelles de loyer sont plafonnées dans plusieurs provinces.
Le rapport de Cushman & Wakefield souligne à quel point le secteur peut être rentable, avec des coûts moyens représentant environ 35 % du revenu. « [Ce type de logements peut] offrir une meilleure croissance des revenus grâce aux augmentations de loyer, puisque les locataires changent souvent. D’ailleurs, le loyer d’une résidence étudiante est souvent plus élevé que celui d’un appartement similaire sur le marché traditionnel », peut-on lire dans la conclusion.
Le lucratif face au non lucratif
Toutefois, M. Lobo pense que les universités doivent faire preuve de prudence avant de se lancer à plein régime dans la construction à grande échelle. Elles doivent comprendre d’où viennent leurs étudiants et ce qui les intéresse. « En logement étudiant, l’idée n’est pas de ratisser large, mais de satisfaire une clientèle qu’on connaît », explique-t-il. Ne construisez pas si la plupart de vos étudiants viennent de la région et habitent chez leurs parents. Si vous construisez, assurez-vous de pouvoir offrir aux étudiants leur Saint-Graal : un site proche du campus. « La règle d’or, c’est qu’un étudiant doit pouvoir arriver en classe en moins de trois chansons sur son iPhone », conseille Mme MacPherson, d’Alignvest. Les commodités sont aussi d’une importance capitale, alors faites en sorte de connaître vos étudiants. Si vous hébergez beaucoup d’étudiants en design, offrez-leur un bon éclairage et des locaux pour travailler. Avant tout, n’oubliez pas que la tendance n’est plus aux logements de type « six chambres et un espace commun », ni même aux duos de chambres avec salles de bain au bout du couloir. Maintenant, de plus en plus d’étudiants veulent des salles de bain individuelles.
Le conseil du jour de M. Lobo aux universités, c’est de ne pas essayer de tout faire soi-même. « Vous ne résoudrez pas votre problème sans l’aide du secteur privé. »
L’organisation québécoise Utile n’est pas du même avis. Selon M. Levesque, comme les logements étudiants sont potentiellement rentables, les universités et les organisations à but non lucratif devraient s’en saisir plutôt que de laisser le secteur aux promoteurs privés. « Ce modèle demande moins d’investissements que les logements abordables traditionnels. Il est possible de construire des logements abordables à peu de frais si le terrain appartient à l’université », affirme-t-il.
Son organisation, fondée en 2012 par un groupe d’étudiants inquiets quant aux problèmes grandissants du logement étudiant à Montréal, a terminé son premier projet pilote de construction en 2020. Les 18 millions de dollars nécessaires au projet sont partiellement provenus du syndicat étudiant de l’Université Concordia, dont les fonds découlent des droits de scolarité. M. Levesque est le premier à dire que c’était difficile, car le concept et le groupe responsable du projet, des anciens étudiants d’universités québécoises, étaient nouveaux dans le milieu. Il explique que les banques se sont désormais engagées et qu’Utile bénéficie d’un soutien considérable grâce aux programmes de la Société canadienne d’hypothèques et de logement. Cette dernière leur a offert 3 millions de dollars en 2019 pour les aider à lancer le projet et a annoncé un prêt de 20 millions de dollars en 2021.
Nommé la Note des bois, le bâtiment construit par Utile à Montréal peut accueillir 144 étudiants dans un total de 90 appartements. Ses studios de 300 pieds carrés coûtent 740 dollars par mois, soit un loyer de 10 à 30 % moins cher que le prix du marché. Utile travaille sur un deuxième projet, cette fois dans le quartier Rosemont, et a déjà acheté un terrain à Trois-Rivières et à Québec. Ils discutent aussi avec des petites villes, qui ne sont pas épargnées par la crise du logement étudiant.
« Des exemples au Québec et ailleurs montrent que les établissements d’enseignement supérieur ont dû se retirer du marché à cause d’autres contraintes financières. Les agences privées, elles, ont simplement fait fi des besoins des étudiants, analyse M. Levesque. En montrant que c’était possible, on a ouvert les vannes. »